Il y a tout de même un message en creux.

/

hors champ

A quoi bon parler?

17 Jan 2024 | Articles de Une

A quels moments de l’année les humains «communiquent»-ils le plus? Sans doute le 31 décembre à minuit. Pour dire quoi? Répondre «Rien!» serait simpliste, mais la force de tels rites donne à penser.

Le soussigné sera un éternel enfant: il aime bien amorcer ses articles par une vieille blague. On connaît celle du vendeur au marché: sur son étal d’oranges, il avait mis un panneau «Ici on vend de belles oranges pas cher». Un client passe, qui dit «Ici !? Mais bien sûr, c’est ici; vous ne faites pas l’article du voisin!»; alors le vendeur barre «ici». Vient un autre client, qui se moque du «on vend»… puis un autre, «les oranges, je les vois bien»; pareil pour «belles», et pour le «pas cher». En fin de compte, le vendeur ne laisse que le prix noir sur blanc. Un monde aussi logique signerait surtout la mort de la publicité; et peut-être aussi de l’amour, du moins du baratin oral ou écrit (ou encore celui qui «le» dit avec des fleurs). N’empêche, quand on clame «Je t’aime», «Meilleurs vœux», «Merci beaucoup»… on ne dit pas tout à fait rien, même si «Ciao ciao» n’en dit pas le double de «Ciao» et qu’au «Je t’aime» répond en silence «Et la tendresse bordel!» (ou, plus philosophiquement, «Et les autres, ils/elles peuvent aller au diable?»).

Culture et savoir: de faux frères?

Sous «Bonne Année» suivi de «Statistiques» (en français ou en anglais), le Web donne des résultats allant du tragique au comique (voir par exemple vodafoneziggo.nl/en/nieuws/massive-toast-to-2024-via-vodafoneziggo-network/). Le tragique, c’est bien sûr la perte de temps et de watts que cause le Réveillon. Un plaisantin a même classé les clichés par type: «santé», «famille», «bonheur», «amour» ou – moins banal – «nouveau départ» (towardsdatascience.com/new-year-greetings-using-data-visualization-b0e25f2cb143). Le plus «parlant» ne se dit pas: classer les vœux par profil social en «dirait» long… sur les espoirs déçus des deux côtés; quant aux souhaits de «santé», c’est l’un des derniers refuges de la superstition. De toute façon, l’essentiel fait de la prose «sans le savoir»: un nouveau départ en amour, c’est au risque de la famille; quant au bonheur, son double sens tient dans une autre blague: celle du sado qui refuse de faire mal au maso.

Il n’y a de sens que le «non» sens

On le voit, c’est donc souvent la nuance entre des termes voisins qui cache le «sens», comme celle (qui gêne les journalistes) entre «objectivité» et «honnêteté» ou «liberté» et «indépendance»: une fois mis au jour, ces «détails» ne laissent plus la conscience tranquille. Le seul mot qui se suffit à lui-même est «Non!»: les gosses (ou le syndicat) le savent bien, et le latin n’a pas même pris la peine d’avoir un «Oui!» (le professeur Jacques Moeschler en a fait des livres).
Mais même là, entre le «Non!» sincère et celui des postures, il y a un jeu de miroir (voir plus loin). En tout état de cause, pas sûr qu’un monde où on ne parlerait que pour «dire» serait vivable; ou que le seul «parler vrai» puisse à lui seul faire «culture». Il n’y a pas de «signal» sans bruit, dit la cybernétique, et l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. Pis, de nos jours, la société ne croit plus aux vertus du dialogue; elle fait juste semblant: l’essentiel, en ces temps sans horizon, est d’avoir le bon mot de passe.

L’angoisse de la page blanche

Mais que deviendrait la «recherche» – dans les labos ou dans les médias – si elle faisait sienne l’adage «Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas»? C’est d’ailleurs ce qui rend si dure la tâche des moteurs de recherche et autres systèmes documentaires: dans la masse des redites ou du ballast, comment mettre en évidence l’information cruciale ou, du moins, nouvelle? Souvent, c’est le plus original qui part en premier à la corbeille: on hésitera à jeter du Marx ou du Hugo; tandis que pour ma part à chaque saison, tenu de faire place nette, je jette dix cartons de brochures et dossiers jamais ouverts et dont plus personne ne retrouvera la trace, mais qui donnent de notre époque un aperçu distinct des grands titres. Cent ans plus tard, les archivistes se plaignent de ne plus trouver de cahiers scolaires, de courrier associatif, de dossiers de presse, d’essais hors piste…

Sans ma moitié, ça vaut double

Mais même ce qu’on trouve encore – fût-ce en bibli – tombe dans l’oubli si ça ne met pas en valeur tel ou tel clan d’érudits: il suffit d’ouvrir «Salut journaliste!» pour mettre au contraire dans l’embarras l’un ou l’autre lauréat de l’annuel Prix Dumur. L’auteur du livre (Jean Dumur) n’aimait pas voir – par exemple – ses confrères et consœurs signer des pétitions pour un oui ou pour un non.
Dans Hors Champ, on a souvent donné des exemples de cette mémoire sélective des gens qui savent tout… sauf ce qui peut les gêner. Alors autant aller à la fin de ce mois se demander s’il faut «tout archiver» (geneve.ch/fr/agenda/archives-considerees-substance-hallucinogene). Et d’ici-là, je vais me plonger dans deux vieux textes trouvés par hasard: «Freedom, Anarchy and Conformism in Academic Research» (ijebl.co.uk; retiré in extremis d’un carton que j’allais jeter); et «La recherche de la vérité et la formation de l’homme». Publié en 1949, ce recueil de conférences de l’Université de Genève sur «le rôle des Facultés» va sans doute se faire tamponner «et de la femme» à l’encre rouge.
Mais ma copie, acquise à La Renfile lors de la semaine «moitié prix», je la cacherai avec soin pour qu’elle prenne de la valeur comme «seul exemplaire non rectifié», un jour, chez Christie.

 

Boris Engelson