Jadis, on disait «Il mérite la mort»; mais avec les recours, c’est désormais trop cher…

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hors champ

Tout travail mérite salaire…

10 Jan 2024 | Culture, histoire, philosophie

…pour peu qu’on sache ce que «travail», «mérite» et «salaire» veulent dire. Trois notions clefs de la vie en société, et qui «méritent» bien d’être «retravaillées» chaque nouvelle année.

Si l’adage cité dans le titre veut dire quoi que ce soit, c’est qu’il ne va pas de soi: que de fois voit-on du travail sans salaire, certes, mais aussi du salaire sans travail, ou pis encore, du travail sans mérite ou du mérite sans travail; le plus douteux, c’est le salaire sans mérite ou le mérite sans salaire. Pour plus de clarté, des exemples…

Rien de plus rentable que le don

Le travail sans salaire, c’est (par exemple) l’esclavage; certes, un esclave qui meurt de faim n’est pas très «rentable»: mieux vaut le nourrir, ce qui pose la question de ce qu’est un «salaire». C’est d’ailleurs en leur donnant «salaire» que les loups sont devenus des chiens fidèles: la fable le dit assez. Et lors de l’«Emancipation Day», les esclaves libérés découvrirent parfois avec stupeur et douleur la dureté du marché du travail.
Un buffle ou un cheval ont moins de raisons d’entrer dans cet échange: leur pitance vitale se trouve sans mal dans les grands espaces. Hormis la «capture» d’esclave chaîne au pied, on peut «captiver» le bénévole auréole sur tête: ainsi tournent les Eglises… du cinéma.
Passons au salaire sans travail: le cas type est le rentier, gendre idéal du XIXe siècle. Encore faut-il savoir s’il ou elle tient ses rentes d’un héritage comme Paris Hilton, d’un coup de maître comme Voltaire, ou d’une «prévoyance» comme un ouvrier chez Renault (les deux premiers en ont fait leur outil de… travail). Quant au mérite, c’est sans doute la notion la plus discutable de la trilogie, mais aussi la moins discutée hormis par préjugé: on va le voir avec l’autre sens du «don».

Que méritent les bonnes
œuvres?

Le génie, la beauté, la force… ont-ils du «mérite», ou de la «chance»? En science appliquée, le brevet offre une «rente» au «mérite»; en science théorique, une carrière universitaire lui donne un salaire: dans un film lors de son centenaire, on voit Albert Einstein dire à l’envoyé de l’Université de Princeton:   «Vous trouvez trop faible le montant que je vous demande? Discutez salaire avec ma femme!». Lors des flonflons autour de la Médaille Fields gagnée par un prof de maths l’Alma Mater genevoise, on a vu la surenchère pour attirer à soi des étoiles qui feront briller l’Université tout entière (parfois à son plus grand profit financier). En art, c’est plus embrouillé: qui a plus de «mérite»: le peintre qui grelotte dans son alcôve, ou celui que s’arrache le marché de l’art?
Passons sur le mérite de la «beauté»: même les chantres de l’égalité courent derrière, quand on aime ou veut être aimé. Quant à la force, on trouve David plus «méritant» que Goliath, mais c’est l’histoire écrite par les vainqueurs. On dit que le président Lyndon B. Johnson «débloquait» le Congrès par sa taille intimidante: pour ceux qui ont joui de ses lois «sociales», c’était un mérite.
D’autant que le «salaire» d’un président n’est pas garanti à vie: la fin de John F. Kennedy l’a montré. Mais où se cache donc, dans cette trilogie, l’œuvre «désintéressée»? On a vu dans le film «Vacances romaines» combien elle peut être un piège aux candides. Mais c’est dans le domaine de «l’humanitaire» que les «valeurs» de l’altruisme rapportent le plus gros, en subsides, en voyages, en gloriole.

L’art de mériter d’office

Assez de philo, voyons des cas concrets et (plus ou moins) récents: les artistes qui n’ont pas le flair d’un Jeff Koons et ne sont pas purs comme Mozart rêvent d’un statut de fonctionnaire. A Genève, ils/elles le répètent sur tous les tons.
C’est devenu le grand projet de la «Solidarité sociale» à l’Etat, sous la houlette de Thierry Apothéloz et son adjoint Guillaume Renevey.
Cela a encore été théorisé l’été dernier lors d’un festival à la Villa Bernasconi, avocate sans répartie. A première vue, cela semble très «éthique», sauf si on pose la question qui fâche. Si on met dans la même main la passion, le prestige et le salaire, ne va-t-on pas rendre «artistes» tous les arrivistes? On dit que dans les grandes écoles d’art, désormais, on apprend surtout à faire des «dossiers» et à cultiver son «réseau».

Servir le système ou s’en servir?

Pis, c’est l’ensemble des métiers «qualifiés» qui profitent de cette équation: «titre» égale «mérite» d’un salaire. L’irrésistible croissance des administrations, des organisations de la société «civile», des fonds pour le «social », la «culture», la «recherche» (et même la «santé») s’explique-t-elle par les besoins ou par le nombre de diplômés à «caser»? Qui supplient les organisations inter-gouvernementales de les prendre comme stagiaires en fin d’études pour aussitôt réclamer salaire et nomination une fois dans la place? Un cas (vécu) connexe mais parlant: une association n’ayant plus de subventions pour payer ses «réceptionnistes», des stagiaires avaient été proposés par une école de communication: «Pas question! Nous voulons des créations de postes… nous nous roulerons par terre le temps qu’il faudra», telle fut en gros la réaction de l’association.
Pourtant, c’eût été là l’unique occasion pour des «communicateurs» de faire œuvre utile: une fois mis dans l’organigramme d’une grande organisation, ils/elles ne servent qu’à compliquer les démarches.

Un partenariat «gagnant» veut-il dire «payé»?

Cette éthique du «mérite» d’un «salaire» va loin: au récent «Refugee Forum», des «chercheurs» ont poussé les réfugiés à réclamer salaire quand ils étaient objet d’étude. C’est vrai qu’une vedette réclame des millions pour une interview, tandis que le pékin est traité comme un «micro» de trottoir. Cas plus absurde, le public qui veut que les Gafam le rétribue pour ses «données». Les Gafam – malgré leurs vices avérés – ont offert audit «public» ce que les régies «publiques» de jadis ont tenté de bloquer: des télécom gratuites, en réseau, avec accès à toute l’info du monde. Mais «ce n’est pas gratuit: ils volent nos données!»; bref, en plus de la gratuité, les usagers veulent être payés.
Cela rappelle la vieille blague du client qui marchandait une chemise sans relâche à la moitié du prix qu’on lui disait: de guerre lasse, le vendeur la lui offre. Mais le «client» n’est toujours pas satisfait: «Alors, j’en veux deux!».
C’est à un congrès caché mais intense à Palexpo – celui des pharmaciens
hospitaliers (palexpo.ch/evenement/24emes-journees-franco-suisses-de-pharmacie-hospitaliere/) – qu’on a pu renouer avec la notion de choix moral. Les hôpitaux ont un «partenariat» avec des «patients témoins» pour la formation et pour l’exercice. Là aussi s’est posée la question d’une rémunération: la «patiente témoin» au podium à ce congrès-là a eu une réaction très… saine. Cité de mémoire: «Non, je dois rester libre; je ne veux pas devenir otage du système».

 

Boris Engelson