«L’égalité»: un «axe» détourné par certains universitaires.

/

hors champ

Peut-on tout se dire en amour… du savoir?

1 Mai 2024 | Culture, histoire, philosophie

Un demi-siècle d’action citoyenne et de révolte estudiantine a rendu la société plus «participative». Même dans le temple de l’autorité magistrale: au moindre soupir, le «mandarin» sort de sa «tour d’ivoire» pour déclarer sa flamme à la «Cité». Au risque de passer d’un dialogue de sourds à celui d’aveugles? En tout cas, les trois «axes forts» du nouveau Rectorat ne jettent guère de «Lumières» à qui ne veut pas voir. Deux cas récents servent à lancer l’alerte…

C’est connu: l’amour rend aveugle… en tout cas, il se fait dans le noir… et se nourrit de mots creux (ou de non-dits). Depuis dix ans, le Festival Histoire et Cité est la grande scène où se joue l’idylle entre le sacré savoir et le public profane. Mais hormis le baratin amoureux, quoi de plus trompeur qu’une affiche, même quand elle n’est pas «commerciale»?

Comment vernir le vide?

C’est donc à la très érudite Bibliothèque de Genève que deux «experts» ont raconté – jeudi 18 avril – l’histoire de notre Cité à travers les affiches du «mouvement» estudiantin et ouvrier. Mais l’Histoire dite par ceux qui ont mis la main dessus ne bouge pas plus qu’eux. La séance n’ayant pas laissé de trace audio, on ne peut que la décrire en deux mots, et… chercher ailleurs ce qui manquait: le recul et ses bémols! A la Bibli, en gros, on en est resté au culte du Che et de Hô, en effaçant tout ce qui gêne (comme jadis Trotzky de la photo): guère de mots sur les Khmers Rouges ou la Bande à Baader, à peine plus sur le Printemps de Prague… et ceux qui ne voient pas les choses ainsi sont perçus comme «vendus». Oh! on comprend Charles Magnin – notre Cohn-Bendit local, mais qui n’était pas à la Bibli ce jour-là – quand il dit à qui veut l’entendre: «Le dogmatisme de mes camarades m’effraie». Ce qui effraie aussi, c’est que d’un bout à l’autre du monde savant, même dans les ateliers plus pédants ou les revues plus pointues, l’érudition des donneurs de leçon est l’emballage d’une pensée tout aussi unique.

L’art de fuir les vraies questions

Or ceux qui ne voient plus les choses ainsi, on n’a pas besoin d’aller les chercher au loin chez un Régis Debray ni même dans la retraite d’un Charles Magnin: le 22 avril au Club de la presse, des témoins de la «Révolution des Œillets» (au Portugal il y a juste un demi-siècle) ont dit leurs espoirs, mais aussi admis leurs erreurs d’alors. Moralité: malgré tous leurs travers, les médias sont plus en «mouvement» que la «science» des… demeurés à l’Université: le «capitalisme» a déjà fait au moins trois révolutions pendant que les «intellectuels révolutionnaires» font du sur-place. A offrir ça au peuple comme nec plus ultra de la «recherche scientifique»… pas étonnant que la «société civile» soit devenue le véhicule de tous les bobards. Et cherche sa vérité comme Oin-Oin cherchait sa pièce de cinq francs: sous le banc pour rester assis, même s’il l’avait perdue à l’autre bout de la rue.

Le bon prof doit-il être
gâteau?

A noter que ce n’est la faute à personne ni à «pas de chance»: c’est «systémique». A preuve, le prof en charge du Festival a lui-même écrit un livre sur Madrid 1936 qui défie «la vulgate militante», mais ne le clame pas trop fort. Et le 19 avril, on a eu à un colloque en «sciences de l’éducation» (sur l’écologie en classe) le même travers «systémique». Les chercheurs du laboratoire «Life» sont des gens prêts à mourir pour le bien des élèves, mais leur vision a un spectre limité: du rose socio au rouge révo ou noir anar: le débat fut filmé, mais le diable se cachait dans les détails. Certes, tous les experts n’étaient pas cent pour cent «dans la ligne», et l’oratrice vedette se voulait «libertaire». Surtout, le chef de l’équipe – le Prof Olivier Maulini – est un rare «engagé» au sens noble. Il admet le «devoir de réserve» des maîtres, et c’est dans «Lettre à une maîtresse» des élèves de l’école de Barbiana qu’il puise de l’espoir.

Réserve éthique ou aval d’une meute?

L’intolérance s’exprimait plutôt par les propos tardifs hors micro, et surtout par les livres ou tracts sur la table (où «Le Courrier» était encore le plus modéré). Bref, là aussi, le «systémique» reste maître du jeu: on traite vite de «salauds» ou d’«idiots» ceux qui ont une autre vision des choses, on tourne en dérision la vérité au nom de la «neutralité active», on ignore la moitié des Brésiliens qui ne veulent plus de Paulo Freire (à ne pas confondre avec Edgar Faure, autre censuré du Mai 68 genevois de la Bibliothèque).
Or la sagesse populaire dit aux parents trop gentils avec leurs enfants: «Quand tu les aides, tu ne les aides plus». Est-ce pour ça que sur le terrain, la nouvelle cheffe du Département genevois de l’instruction publique est perçue comme celle du bon sens après celle des bonnes intentions? Car il faut parfois défier la meute pour faire œuvre utile: «A l’école primaire, j’ai eu une maîtresse géniale – Elisa Chevalley – qui nous poussait à penser hors des clous par des jeux de rôle… alors, par contraste, au Collège, je trouve mes profs nuls», confie une élève.

La morale, c’est le dilemme

Assez pour ces deux Facultés où la vérité, c’est ce qui reste quand on a tout censuré (pour parler comme un sage du Japon sur la culture et l’oubli). Quant aux chercheurs de vérités en béton, on a souvent décrit ici les grandeurs et semblants des sciences exactes. Et la Fac de la nouvelle Rectrice, celle de droit, quel est son lien à la vérité? Pas juste la vérité à une voix du Code; mais celle qui passe le fameux test d’un Karl Popper sur la «falsifiabilité»? Que vaut un verdict si l’ange est à chaque fois juge et partie face à l’avocat du diable?

«Egoïste… qui ne pense pas à moi» (mot d’enfant)

A Uni-Mail (encore lors de cette sacrée semaine d’avril), des «RéflexionS et DialogueS» sur une «formation juridique engagée» faisait fi des «trois pouvoirs»: depuis la retraite du professeur Michel Hottelier, n’apprend-on plus aux étudiants la nuance entre les droits du peuple et les excès de la foule, comme dirait Victor Hugo? A l’ouïe de cette dérive, un prof venu de Suède pour défendre la démocratie à la Maison de la Paix s’est exclamé: «Quelle chance que je ne sois par dans une Fac de droit!». Le seul lieu à l’Université où le diable ait encore le «droit» de plaider, c’est au Concours d’éloquence du Club de débat (encore lors de la satanée semaine). Par chance, un autre retraité ose «Penser contre soi-même» (titre d’un livre vanté sur le «Bateau Genève» par Roland Junod): seule façon de se hisser au-dessus de l’idiot et du salaud.

Rectorat, mais de quoi?

Curieux: c’est à la Faculté la plus imbue de «mandarinat» – celle de médecine – qu’on commence à trouver le goût du débat, comme le prouva – le 17 avril: quelle semaine! – un séminaire sur «l’éthique (…) en sciences sociales». Est-ce grâce au livre «Higher superstition: the academic left and its quarrels with science», qu’on ne trouve – sauf erreur – qu’à la bibliothèque du Centre médical universitaire? En tout cas, ce genre de soucis, les «axes forts» ne les évoquent guère… et même changent de trottoir pour ne pas s’y frotter. Le candidat du Canada bloqué par le Conseil d’Etat n’en parlait pas plus, mais dans l’esprit, on en sentait un parfum: est-ce ce qui a fait peur à notre République? Qui aime voir s’aligner trois des cinq pouvoirs (du judiciaire au médiatique et au scientifique); et qui s’accroche à son décor qu’on nomme «Genève Internationale».

A trois axes ou à deux voix?

D’accord: ce texte – fait de clins d’œil – est plus une liste qu’une preuve; mais ce n’est pas non plus l’avis d’un seul homme: «Que je suis d’accord avec vous!», dirent (à la fin du Festival) des gens – citoyens engagés au-dessus de tout soupçon – mieux informés, plus qualifiés et plus mesurés que le soussigné. Car le monde savant semble revenu au temps du «mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron».
Et aucun Rectorat depuis un demi-siècle n’a pu enrayer cette dérive. L’Europe est fille des ses Universités, dirent les historiens de l’Alma Mater… mais elle pourrait bien mourir de leur décadence. Pour sauver l’Université «citoyenne» d’elle-même, il faudrait faire une liste des tabous savants, des taches aveugles, des sciences biaisées… et créer dans chaque faculté des chaires «contraires» qui forcent la doxa au débat. C’est sans doute, de toutes, la plus grande utopie, et en cas de succès, une «révolution» sans icônes.

 

Boris Engelson