James Lyon.

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culture - Histoire et traditions

La musique suisse existe

20 Déc 2023 | Culture, histoire, philosophie

On a souvent réduit la musique en Suisse à son enseignement. Celui-ci, qui a été valorisé, revêt une dimension humaniste, tandis que les traditions sont vivifiées grâce, en particulier, à une activité chorale stimulante, notamment en Suisse romande. Avec «Une histoire de la musique en Suisse» qui vient de paraître, James Lyon ouvre d’autres perspectives et suscite des réflexions sur la culture helvétique, en reconstituant un vaste puzzle dont toutes les pièces étaient restées longtemps éparpillées au sein d’une déroutante complexité.

Dans cet ouvrage érudit mais abordable, chaque chapitre développe un thème spécifique, des origines de la musique jusqu’à un entretien avec un compositeur suisse vivant. Historien de la musique, né à Lausanne en 1954, James Lyon est diplômé de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, à Paris. Il a étudié au Conservatoire de Lausanne avant de se consacrer à une activité de violoncelliste, a été directeur du Conservatoire d’Evry, et a enseigné l’histoire de la musique et le violoncelle. Il est l’auteur de multiples ouvrages consacrés à la musique ainsi qu’à de nombreux compositeurs. Il a bien voulu répondre aux questions du Journal de l’Immobilier.

– Comment avez-vous opéré les nécessaires choix de cette importante anthologie de la musique en Suisse ?
– Ces choix ont été faits sur une très longue période, à partir de mes propres expériences d’interprète de la musique suisse comme violoncelliste et, également, en tant qu’historien de la musique qui a scruté cette dernière dans le contexte singulier de la Suisse. Ce qui reposait sur l’hypothèse de travail qu’une musique suisse existait véritablement. Ou, autrement dit, il me semblait nécessaire de se poser la question et, par conséquent, de faire des choix en fonction de critères non seulement artistiques, mais aussi psychologiques et historiques.

– Un petit pays comme la Suisse est-il capable de créer un art sonore spécifique ?
– Cette question est fondamentale. Il est légitime de se la poser. Pour y répondre, il importe de ne pas se limiter à la seule création sonore, mais aussi de comprendre ce que représente et incarne la Suisse dans le monde. Pour moi, bien que située au cœur de l’Europe, entourée de voisins plus volumineux, elle se différencie en tout. La musique ne saurait échapper à de telles distinctions. Pour autant, je suis conscient que ma position puisse susciter des débats de fond.

– S’il ne fallait en retenir un seul ou une seule, quel est, pour vous, le plus grand compositeur suisse de tous les temps ?
– Redoutable question à laquelle il me semble presque impossible de donner une réponse absolue. Néanmoins, et subjectivement, bien entendu, je dirais spontanément l’Argovien Hermann Suter (1870-1926), auquel je consacre de nombreuses pages dans mon livre.

– Existe-il une musique «confédérale» ou faut-il différencier selon les régions ou les cantons de notre pays ?
– Il existe une musique «confédérale» et non «nationale», dans la mesure où le concept de Confédération correspond à un équilibre remarquable entre unité et diversité. Pour le dire autrement, un fond commun qui se diversifie à l’infini en fonction des langues, des paysages, des coutumes et des contextes locaux.

– Vous évoquez le «Ranz des Vaches». En quoi ce chant populaire pourrait-il être symbolique de notre pays?
– Le «Ranz des Vaches» est un chant mythologique qui s’insère naturellement dans l’Universel. Toutefois, en Suisse, il prend diverses formes grâce à cette diversité «confédérale» qui imprègne les psychés helvétiques de manière si spécifique. Ce chant relie le sacré et le séculier de façon particulièrement harmonieuse, ce qui, pour moi, est encore une des nombreuses caractéristiques d’une musique suisse où le populaire et le savant, l’oralité et l’écrit s’interpénètrent en permanence.

– Une culture helvétique ou suisse ou nationale existe-elle ou doit-on parler de «cultures» suisses, compte tenu de la diversité du pays?
– Ma réponse rejoint aussi les précédentes, dans la mesure où je conteste l’idée d’une musique «nationale» qui, selon moi, correspond davantage à celle d’un Etat-Nation au sens défini par Denis de Rougemont. La Suisse n’est pas un Etat-Nation, mais une Confédération où verticalité et horizontalité constituent un équilibre qu’il est difficile de trouver ailleurs. Le pluriel de cultures n’implique pas des oppositions, mais d’heureuses et fécondes complémentarités.

Le «Ranz des Vaches» est un chant mythologique qui s’insère naturellement dans l’Universel.

– Dans un postlude passionnant, vous révélez et publiez un entretien avec le compositeur Fabian Müller. Pour quelles raisons avez-vous choisi ce compositeur contemporain et pourquoi terminer votre ouvrage sur un entretien?
– Je suis très heureux que vous me posiez cette question, car ce fut une chance pour ce livre de connaître Fabian Müller et sa musique véritablement suisse, dans la mesure où il trouve son inspiration dans le paysage alpin, dont la fameuse montagne Eiger, et développe sa créativité mélodique originale à partir d’un fond archaïque qui s’incarne dans un langage personnel, non académique ni avant-gardiste, mais bien de notre temps malgré tout. Si je n’avais pas rencontré Fabian Müller, ni été impressionné et ému par sa musique, je n’aurais pas écrit ce postlude. Il m’a donné la magnifique occasion de conclure mon propos avec un exemple concret qui certifie, en quelque sorte, mon hypothèse de travail selon laquelle la musique suisse est une réalité. Ce chaleureux et passionnant entretien en fut la confirmation et, de même, un précieux encouragement pour la rédaction de ce livre.

 

Propos recueillis par Laurent Passer.

«Une histoire de la musique en Suisse»,
James Lyon, Slatkine 2023.