Exercice de «sérendipité»: y a-t-il un lien entre le Dr Dolittle, Cemach Szabad, Korneï Tchoukovski et la revue Crocodile?

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hors champ

Comment entrer dans les sujets dont on ignore même le nom?

13 Déc 2023 | Culture, histoire, philosophie

En anglais, on parle de «serendipity»: en français, on pourrait dire «hasard» ou «surprise» (sinon «révélation»). «Accident» n’est pas le mot juste, car si le hasard ou une rencontre peut changer le cours d’une vie, la «serendipity» marque un nouveau départ plutôt qu’un destin fatal. Bref, quand je rate un séminaire chez les gens sérieux, j’essaie de les remplacer… par un hasard provoqué. Mes voisins du tram ou un rêveur en bout de table ont sans doute des choses à me dire qui valent bien la science d’en-haut. C’est ainsi que j’ai découvert (et que vous allez découvrir) les Doukhobors et le Dr Aybolit.

C’était au Centre (…) de conférences (près des Nations) à un congrès sur les addictions (inhsu.org), qui penchait plutôt pour la légalisation des «substances». Dans les salles et au podium, le mélange était déjà propice: outre les médecins ou les ministres, on y trouvait des travailleurs sociaux et des adeptes des drogues eux-mêmes (ou elles-mêmes). Ruth Dreifuss fut le clou de la conférence de presse, car elle a pris depuis des lustres une option audacieuse, prônant la fin de la prohibition. Car ce sont les erreurs de la prohibition de l’alcool dans les Années 1920 qu’on a répétées avec les drogues (le film «The Culture High» – découvert aussi par «sérendipité» aux «Diplo Days» – est dans le sujet).
Hélas! pas facile de trouver la politique «juste»: certes, la répression n’a guère enrayé les addictions, mais a fait prospérer les réseaux criminels. Alors dépénaliser la seringue d’héroïne, cela enrayerait au moins la pandémie d’hépatite C: on ne se cacherait plus, loin du docteur. Même les milieux religieux se posent des questions, et on pouvait voir traîner au congrès des brochures éditées par les mollahs d’Indonésie.
Mais d’un autre côté, les jeunes qui – à force de drogue – ont perdu la boule pour de bon se comptent par millions. Le journaliste vaudois Jean-Philippe Chenaux a écrit plusieurs livres contre le laxisme de «l’Etat dealer». N’empêche, un autre congrès peu de jours après (au Bâtiment genevois des Forces Motrices; voir alps.foundation) a reconnu les vertus des psychotropes contre la dépression. A vrai dire, ces dernières années, les chercheurs «psy» et «neuro» aux quatre coins du monde ne savent plus trop sur quel pied danser, comme l’annonce la «une» de revues savantes ou publiques (voir graduateinstitute.ch/communications/events/psychedelics-event).
Alors, moi non plus, je ne savais plus trop que penser, et même quelle question poser aux experts croisés à la pause café, quand… la «sérendipité» m’a sauvé par un «trip» inattendu.

Des «purs» aux mains presque pures

Prenant du champ loin des tables où on cause ferme, je repère un homme qui semble un peu perdu dans les marges du hall. Son air de poète m’incita à porter ma tasse de café de son côté, et c’est sans mal que nous nous mîmes à causer. Cinq minutes plus tard, sa carte de visite entre les mains et notant son nom russe, je demande à ce Canadien de l’Ouest quel lien il garde encore avec les langues slaves. La fin de la pause sonnant, il eut juste le temps de me dire «Je suis doukhobor; en tout cas, c’est Doukhobors que mes aïeux sont venus de Russie, mais au Canada aussi, ils furent parfois massacrés». Bigre! Doukhobor n’était pas à ce jour dans mon dictionnaire; et par oral, comment savoir si on doit mettre ou non une majuscule à ce groupe (pour les ethnies soudées par leur foi, la part du sang et celle des rites n’est jamais simple à voir)? Mais j’avais déjà lu des choses sur ces diverses sectes de la Russie rurale, où de simples paysans cherchaient un christianisme épuré comme le firent dans un autre style les protestants – voire les cathares et bogomiles – en Occident. Les uns et les autres, d’ailleurs, étaient allergiques aux rois, au clergé, souvent à la loi et parfois même aux habits (des sectes russes et anglaises ont pratiqué la nudité). Bref, des traditionnalistes que leur vision de la civilisation «à la Rousseau» a rendus iconoclastes et même anarchistes.
Dans le cas des Doukhobors, si le Canada a implanté sur les terres du Saskatchewan des milliers de Doukhobors fuyant la Russie avec l’aide de… Tolstoï et des Quakers, ils se sont scindés en trois dans leur nouvelle patrie. Les uns acceptèrent un compromis avec l’administration, les autres persistant dans leur quête d’une terre pour vivre entre eux «à la Amish», les troisièmes optant – un peu comme le Jihad – pour la rédemption générale par les attentats.
Bref, si ma réflexion sur les drogues n’a fait que de petits pas en deux grands congrès, les Doukhobors sont entrés dans ma vie avec fracas et ont réveillé en moi mille questions sur la normalité, la résistance, l’aléatoire et le messianisme… et m’ont en tout cas convaincu que le «trip» des Doukhobors n’avait rien à envier à celui des psychédéliques.

Aimé de Moscou à Kiev, Londres et Vilna

«Qui dit raison dit cloison; qui dit déraisonner dit décloisonner»… cela pourrait être un slogan des Dalton. En tout cas, fort de mon «trip» doukhobor, et entendant dans le bus une jeune maman parler à son engeance en russe, je profite du bilinguisme évident du rejeton pour entamer là aussi la conversation. Ladite maman russe est aussi loquace que vivace, et de fil en aiguille me colle l’étiquette de «Dr Aybolit». Tiens, le nom me dit quelque chose; et en ligne, je découvre le rôle que ce héros positif a joué dans la littérature pour la jeunesse en Union soviétique, même s’il est tiré du Dr Dolittle anglo-saxon. Mais on ne va pas entamer ici un deuxième ou troisième article (voir aussi radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-il-etait-une-fois-la-litterature-de-jeunesse), alors restons-en sur une image (voir ci-contre)… ou du cinéma: j’ignore tout des films de Saleh Kashefi qu’on trouve sous vimeo.com… hormis que leur auteur était mon voisin l’autre jour dans le bus 1.
Mais à son esprit de répartie, j’ai le sentiment d’avoir eu plus de chance d’être à côté de lui que l’inverse. Au lecteur de dire si dans ce cas la «sérendipité» est un «accident» ou une «révélation».

 

Boris Engelson