Boris Cyrulnik.

/

Nouvel ouvrage de Boris Cyrulnik

Un plaidoyer pour la pensée libre

6 Avr 2022 | Le coin lecture

Il a retrouvé sa vieille ennemie, la pensée paresseuse, et sa triste compagne, la confortable servitude. Présent la semaine dernière à Genève pour une causerie à la librairie Payot, le célèbre neuropsychiatre français Boris Cyrulnik poursuit dans son dernier livre, «Le laboureur et les mangeurs de vent», sous-titré «Liberté intérieure et confortable servitude» (Editions Odile Jacob), son éternelle (et vaine) croisade contre ce qu’il appelle «la doxa du groupe», c’est-à-dire la pensée dominante.

Il a inventé le concept de la résilience, c’est-à-dire de la capacité des êtres humains à renaître de leurs blessures. Neuropsychiatre et auteur d’une œuvre considérable, Boris Cyrulnik reprend, à 84 ans, dans son dernier livre, des thèmes qui lui tiennent à cœur et qui ont retrouvé, à ses yeux, une sorte d’actualité avec le conflit en Ukraine. Souriant et en forme, il nous parle avec fougue de son éternel combat contre la pensée paresseuse, qui remonte en fait à ce jour terrifiant, le 10 juillet 1944, où il a échappé enfant, à 6 ans et demi, à une rafle de la police française, à Bordeaux, et à la déportation dans les camps d’extermination où ses parents ont disparu.

Ceux qui réfléchissent et ceux qui récitent

«Pendant la Deuxième Guerre mondiale, explique-t-il, mon esprit s’est formé avec une vision du monde où il y avait des gens qui réfléchissaient et des gens qui récitaient. Les gens qui récitaient n’étaient pas plus bêtes que les autres, mais ils se soumettaient à une doxa, à un récit sans racines, comme disait Hannah Arendt. Ils partaient d’un postulat sur lequel ils construisaient une théorie cohérente, logique, mais complètement coupée de la réalité. Quand je suis devenu psychiatre, j’ai appelé cela un délire logique. A l’inverse il y a le laboureur, c’est-à-dire le paysan, le pêcheur, qui enracinent leur savoir dans la réalité sensible, dans la vie quotidienne, dans l’expérience vécue. Ce sont deux modes de connaissance différents».
Le souvenir de son enfance meurtrie ne quitte pas Boris Cyrulnik et elle inspire plus que jamais sa démarche scientifique. «Quand j’étais enfant, poursuit-il, il y avait les justes qui prenaient des risques fous pour protéger un enfant juif qu’ils ne connaissaient pas, et il y avait des gens cultivés, intelligents, qui partageaient l’opinion dominante. L’Allemagne était la plus belle culture d’Occident, avec des scientifiques, des musiciens, des philosophes, mais c’est chez elle que s’est produite une tragédie mondiale, 50 millions de morts, sur un récit sans racines, sur un délire logique. Je le dis aujourd’hui avec ces mots-là, mais quand j’étais enfant je le pensais déjà. Tout cela m’étonnait et j’ai passé ma vie à chercher à répondre à cet étonnement d’enfant. Les gens brillants, ils apprennent bien, ils répètent bien, mais ils ne font que réciter la pensée des autres. A l’école, on nous encourage à faire cela, on apprend la pensée des grands penseurs et si on récite bien, on réussit. C’est comme cela qu’on a des gens très diplômés, très cultivés, mais complètement débiles».

Se décentrer pour comprendre
les autres

A cette pensée toute faite, cette pensée close et finalement plate et intolérante, Boris Cyrulnik oppose la pensée vivante qui ne cesse de questionner, de discuter, de contester, d’argumenter. «Il faut faire comme le laboureur, il faut parler, il faut se faire sa propre opinion fondée sur son expérience personnelle. Mais la pensée paresseuse est valorisée par notre culture, par la société, par l’école. Notre système éducatif impose la soumission à un récit coupé de la sensibilité. Si on veut réussir, il faut réciter. A l’école il faudrait apprendre à se décentrer de soi pour se représenter un autre monde mental. Par exemple, tu es chrétien, bravo, c’est ton origine, c’est ta culture, mais il y a des musulmans, voilà leur origine, voilà leur histoire. Il y aussi des juifs, des protestants, voilà leur origine, leurs croyances».
Mais la pensée paresseuse, c’est celle qui fonde la société et qui régit son fonctionnement, au point que celui qui ne la partage pas et qui ne veut pas s’y soumettre est aussitôt considéré comme un traître. Il est dénoncé, ostracisé, exclu. «La pensée paresseuse, reprend Boris Cyrulnik, c’est le confort, c’est sécurisant. C’est pourquoi je parle de confortable servitude. On sait où est le bien, on sait où est le mal… Même religion, même discours, on est bien ensemble. La servitude est confortable, parce que c’est le chef qui décide. J’adore le chef parce qu’il m’a promis 1000 ans de bonheur, des lendemains qui chantent, la retraite à 40 ans… Je crois en lui et je répète des slogans. C’est euphorisant, c’est tout bénef, mais cela arrête la pensée. Moi j’aime la pensée exploratoire, l’effort de la réflexion, le doute, l’incertitude. Quand j’ai l’impression de comprendre, j’éprouve un plaisir physique».
Cyrulnik, pour qui «vouloir comprendre» est la clef du bonheur, met aussi en garde contre les souvenirs que l’on se forge parfois, qui peuvent être des obstacles à la compréhension. Il a ainsi cité, lors d’une émission de «La Grande Librairie» sur France 5, son propre cas: il a gardé durant des décennies le souvenir précis d’avoir descendu en 1944, quatre à quatre, les escaliers de la synagogue de Bordeaux. Or celle-ci n’a pas d’escalier! Il a réalisé lors d’un retour tardif sur place qu’il avait inconsciemment fusionné cet élément de mémoire avec une scène du «Cuirassé Potemkine», célèbre film soviétique d’Eisenstein, où un landau est précipité dans un grand escalier!

Boris Cyrulnik reprend, dans ce livre, des thèmes qui lui tiennent à cœur et qui ont retrouvé, à ses yeux, une sorte d’actualité avec le conflit en Ukraine.

Contre la censure

Bouleversé par le conflit en Ukraine, et résolument hostile à l’intervention russe, Boris Cyrulnik n’en défend pas moins ardemment la liberté d’expression. «Je pense que c’est une erreur d’interdire Sputnik et RT, comme l’a fait l’Union européenne, et je pense que c’est une erreur de boycotter les Russes, de boycotter Tolstoï, les ballets du Bolchoï, Tchaïkovski, Dostoïevski… Interdire, cela fait partie de l’esprit totalitaire, il y a une doxa et il faut unifier».
Pour le reste, Boris Cyrulnik pense que Poutine s’enferre dans un délire logique. «Il se fonde sur un postulat: les Ukrainiens sont des nazis et ils veulent nous détruire, donc il faut qu’on les détruise avant qu’ils ne nous détruisent. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu des Ukrainiens nazis, peut-être deux millions, qui ont été d’une cruauté stupéfiante, mais la majorité des Ukrainiens n’étaient pas nazis. J’ai parlé de Poutine avec Vladimir Fédorovski, qui lui a consacré une biographie. Poutine a eu une enfance très malheureuse, il était archipauvre à Saint-Pétersbourg, il était petit, délinquant, bagarreur, et il a trouvé son cadre avec le judo. Pour lui, la force est une valeur. Il est arrivé au pouvoir par la force et par le louvoiement, comme Hitler qui a été élu démocratiquement avant d’accéder à un pouvoir totalitaire. Poutine a maintenant le pouvoir suprême et il utilise la force contre ses voisins».

 

Robert Habel