Le «Journal» d’Esaïe Colladon
Une œuvre essentielle en partie inédite
Patrice Delpin, enseignant d’histoire au Collège de Genève, vient de prendre sa retraite. Mais ne comptez pas sur cet homme de culture – qui sauf erreur n’a toujours pas de téléphone portable – pour se planter devant un écran de télévision. Il a profité de ce temps libéré pour publier un ouvrage mémorable: le «Journal», d’Esaïe Colladon, complet, enrichi d’inédits et de commentaires scientifiques. Une découverte passionnante pour qui s’intéresse à l’histoire.
Esaïe Colladon, né le 19 mars 1562 à Genève et mort en 1611, était fils de pasteur. Il devient médecin, formé à Heidelberg et Bâle, exerçant sans doute à Morges, puis enseigne à l’Académie de Lausanne, avant de revenir à Genève comme professeur de philosophie et de mathématiques, puis recteur de l’Université de 1596 à 1600. Il rédige un «Journal», source importante pour la période cruciale de l’Escalade de 1602. Celui-ci sera publié par le fameux libraire genevois John Jullien en 1883 (et réédité en «reprint» par l’éditeur américain Kessinger en 2010), avant que l’identification et l’étude du manuscrit autographe soit l’occasion d’une réédition complète, avec de nombreuses corrections et des adjonctions.
Plusieurs passages inédits d’une à soixante lignes sont ainsi révélés, le plus spectaculaire étant une description des derniers jours, du décès et de l’enterrement de Théodore de Bèze par son ami et médecin personnel, Esaïe Colladon lui-même. Le texte de l’an 1601, par exemple, rend compte des manœuvres des envoyés du Duc de Savoie, qui semblent bien étudier les lieux avant l’assaut de la fameuse «desande nai» (nuit de samedi). On voit aussi comment les protestants genevois et les voisins catholiques se disputent des villages comme Vandœuvres: «Le 2e aoust jour de dimanche, on envoya de grand matin à Vend/œuvre les nostres, dont firent prescher, et les autres n’oserent entreprendre de faire chanter messe. Le 5e, qui estoit la N/otre Dame de la mi aoust des Papistes et un mercredi, on envoya prescher, ce qui fut faict sans qu’aussi les autres peussent chanter messe». D’autres informations, semblant anecdotiques, rendent le tableau de la Genève du XVIe siècle naissant particulièrement frappant, tels ces soldats zurichois enterrant en 1603 l’un des leurs «en plainpalais», tué par la balle perdue d’un militaire français. Les troupes accourues à Genève après la «belle Cacade» des gens de Savoie cohabitent tant bien que mal…
Bèze, Blondel, Rilliet
et les autres
Les deux passages les plus frappants restent évidemment d’abord le récit de l’Escalade, qu’on a l’impression d’avoir déjà lu, tant les informations de Colladon (et le texte du Cé qu’è lainô) concordent avec la page glorieuse que tout Genevois digne de ce nom connaît par cœur. Les notes de Patrice Delpin, grand spécialiste de cette période, apportent bien entendu de précieux éclairages; ensuite, le fameux passage sur la fin de Théodore de Bèze, qui voulait être enterré à Plainpalais, ce que les autorités refusèrent, le lieu étant éloigné et mal protégé. Dans la foulée, on réalise aussi que le fameux syndic de la garde Philibert Blondel, suspect depuis la nuit de l’Escalade, et qui fit tant et tant de scandale qu’il finit par être exécuté, avait peut-être été victime d’une cabale du clan de son ennemi Jean Rilliet.
Cet ouvrage est une somme. Chaque page est un enseignement. Patrice Delpin peut sans rougir ranger son livre au côté de l’«Histoire de Genève» de Jean-Antoine Gautier et des œuvres généalogiques de Galiffe. Un hommage à Colladon qui vaut mieux qu’une statue (toujours menacée de déboulonnage) et qui, avant tout, reste un hommage à la petite et valeureuse République dont les Genfereien actuelles ne sauraient faire oublier l’aventure historique et culturelle hors du commun.
Thierry Oppikofer
Esaïe Colladon, «Journal (1600-1609). Introduit et annoté par Patrice Delpin», in Cahiers d’Humanisme et Renaissance No 180, Genève, Droz, 2022 (666 pages, préface de Barbara Roth-Lochner).
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