Les quatre vérités de Jean-Marc Vaudiau
La soustraction
C’est à l’aune de ce à quoi
nous aurons renoncé qu’il
demeurera quelque chose de
ce que nous avons aimé.
Que restera-t-il de ce que nous avons aimé? La question paraît simple; elle ouvre des abîmes à qui la pose. Elle ne concerne pas uniquement les objets qui nous entourent, elle concerne les valeurs, la culture, les êtres aussi. Il faut pour y répondre s’interroger sur le renoncement: c’est à l’aune de ce à quoi nous aurons renoncé qu’il demeurera quelque chose de ce que nous avons aimé. Autant dire que dans une société comme la nôtre qui ne renonce à rien, il restera peu de choses; nous sommes tellement rompus à la surenchère, au «toujours-plus», que l’idée seule de soustraction nous insupporte.
La surenchère nuit à deux niveaux: d’une part parce qu’elle nous jette dans un mouvement perpétuellement impatient du futur. Il faut sans arrêt que notre esprit soit préoccupé par l’infinie nouveauté à venir, fût-elle banale ou triviale. D’autre part, elle accumule en nous les multiples illusions que la quantité remplace la qualité. Dans ce maelström du bougisme, ce que nous avons aimé tend ainsi à se dissoudre peu à peu dans l’indistinct.
Ce qui nous importe et ce que nous ne voudrions pas laisser sombrer dans l’oubli doit, pour durer, être auréolé du signe du sacré. Or l’ennemi du sacré est le séculier, c’est-à-dire tout ce qui peut être interchangé sans dommage. Le sacré, lui, délimite des zones précises, des lieux ainsi que des temporalités qui tranchent avec l’ordre du profane; il permet d’enjamber le temps ordinaire pour accéder à un temps extraordinaire et c’est cela même qui échappe à l’oubli. Le sacré hiérarchise. Ce que notre société craint le plus sont les
hiérarchies, parce qu’elles brisent l’égalitarisme ambiant, elles distinguent dans ce qui est indifférent, désordonné.
De peur que vienne l’oubli, il faut donc se méfier de notre manie d’accumuler; au contraire, c’est vers une soustraction que nous devrions nous diriger, ne pas accorder trop de place à l’allogène, au multiculturel, à la diversité. Tenir à peu de choses, c’est accorder à chacune d’elles plus d’importance, plus de présence. En fait, c’est leur permettre d’exister pleinement en nous.