Les quatre vérités de Jean-Marc Vaudiau
Du bon usage de la flânerie
Les êtres qui flânent ne
mettent pas beaucoup de
cœur à l’ouvrage, non par
paresse ni par indifférence,
mais par choix.
Rien de tel qu’une ville pour y flâner à l’aise. Flâner n’est pas annuler le temps, ni le jeter aux orties, c’est s’en accommoder sans toutefois lui accorder le droit de nous bousculer. La flânerie associe d’ordinaire deux éléments: la marche et le regard.
On ne va nulle part, on déambule à juste vitesse, on ne presse pas le pas, on marche comme si on traversait une abondance prodigieuse. Mais ici, la luxuriance est celle de la simplicité. On passe devant des immeubles, des arbres, des squares, des parcs, et nul obstacle ne se dresse pour heurter notre déambulation. Il ne se passe rien d’important, rien, et pourtant ce qui se passe est ce passage lui-même qui nous permet d’attendre l’inattendu. «Est-ce vous, Nadja?», demandait André Breton, ce piéton de Paris.
Nous ne figurons plus au nombre des élus, des gens responsables ni affairés. Nous avons rompu avec le contact ordinaire de tous les jours. Les vitrines des magasins s’offrent à nous. On regarde les marchandises sans vouloir les acheter; on croise les visages sans vouloir attirer leur attention. Un instant, en raison de l’immédiateté de la sensation, nous voilà étrangers à ces rues si familières. Nous avons renoncé à aller lorgner de l’autre côté des apparences car c’est justement le banal qui nous importe. Le regard du flâneur n’est pas acéré, il demeure dans le vague, l’informel. C’est pourquoi rien n’offusque ce regard: la flânerie procure cette impression bénéfique d’être à l’aise dans le monde.
Les êtres qui flânent ne mettent pas beaucoup de cœur à l’ouvrage, non par paresse ni par indifférence, mais par choix. La société humaine va de plus en plus vite, est de plus en plus efficace, et dans ce contexte le choix la lenteur fait planer le soupçon: un lourdaud peu dégourdi, un maladroit, un spécialiste du retard! On oublie la tendresse, le respect, l’«après vous» dont les êtres fins sont parfois capables. Flâner, c’est choisir l’effleurement et non plus l’affairement, et cela donne de l’épaisseur à la vie.