La sentinelle de l’inessentiel

Toute société a besoin d’un ordre technique pour assurer son organisation: c’est l’instance administrative. Mais toute société a-t-elle besoin d’un gouvernement, d’une instance politique? Pas certain. Que ce soit sous un régime royaliste ou sous un régime démocratique, le rang politique est assuré par représentation: le pouvoir royal est délégué par Dieu, le pouvoir démocratique par le peuple. Le principe est le même, car c’est la nécessité de la délégation qui a créé de toute pièce la dimension politique.
Or la caractéristique la plus manifeste de la modernité (depuis le XVIIIe siècle) est la progressive autonomie du sujet. Chacun se sent de plus en plus libéré de devoir rendre des comptes à la réalité objective, au monde alentour, comme à la filiation. Le sommet de cette tendance domine aujourd’hui: le ressenti (subjectif) a pris la place de la
réalité biologique ou physique (objective). En art, par exemple, ce qui compte n’est plus l’objet créé, mais l’intention de l’auteur, intention personnelle qu’il explique d’ailleurs en long et en large, tant est si bien que ce qu’il dit est moins inintéressant que ce qu’il fait.
L’aspiration à l’autonomie de l’individu détruit le principe de délégation et fait que la politique, le souci de la cité, tombe peu à peu en désuétude. Les clivages naissent à mesure qu’on se déteste. Cela conduit à la banalisation des hommes politiques, qu’on regarde avec une curiosité malsaine, qu’on agresse à qui mieux mieux, que des juges condamnent pénalement sans cesse. Via les réseaux sociaux, la politique se dégrade et ce qui compte est l’opinion publique, changeante, esclave de l’émotion et en butte à tous les retournements, qui entend ne plus tenir compte des programmes électoraux et s’imposer dans des anecdotes qui surgissent de jour en jour.
La politique était l’affirmation du temps long et de la dignité; elle se dissipe et nous versons à grands pas dans l’instantané, où l’opinion publique joue le rôle de sentinelle de l’inessentiel.