Inversions

Curieusement, par une sorte de naïveté naturelle, chaque génération considère qu’elle est elle-même plus avancée que la précédente. Les Anciens étaient lardés de préjugés et de sottes certitudes, alors que les Modernes, moins naïfs et plus éveillés, entendent de cet horrible passé faire table rase! Or cette conception chevillée au plus près de l’idéologie du progrès linéaire de l’Histoire est alimentée par l’appétit d’adopter immédiatement tout ce qui arrive, de peur de manquer le train du perfectionnement, au motif que ce qui advient est mieux que ce qui est advenu. Et cette frénésie touche tous les niveaux de la vie quotidienne.
Le plus important élément, à la faveur de cette sélectivité des raisonnements, est celui de l’exploitation que les Occidentaux ont exercé sur certains peuples, l’exploitation des mâles sur les femmes, des Blancs sur les Noirs, des professeurs sur les élèves, des riches sur les pauvres.
Cette réalité, souvent exagérée d’ailleurs, aboutit à une guerre militante inédite. Tout est ramené à cette sorte de rapport de force, détestable certes, et qu’il s’agit d’inverser pour rétablir la justice: la meute fustige des privilèges fantasmés pour revendiquer des privilèges bien concrets. Quotas, mixité choisie, avantages accordés aux minorités, victimisation à compenser indéfiniment, équivalence entre savoirs militants et savoirs universitaires, langage inclusif, modification des noms de rues, massacre des œuvres littéraires pour les rendre conformes: la liste de ces inversions purement idéologiques est chargée.
«Les hommes déprécient ce qu’ils ne peuvent comprendre», écrivait Goethe.
Mais cette épuration de l’histoire et des savoirs a un prix: le refus de transmission et la fragmentation culturelle. D’un côté, les jeunes se retrouvent coupés d’un passé nécessaire pour pouvoir se situer, privés de racines solides, de langage, de culture; de l’autre côté, ils n’ont plus d’éléments capables de les rassurer sur le destin des hommes. La juxtaposition des communautarismes culturels aboutit à une guéguerre d’appropriations que chacun conserve jalousement pour sa communauté.