Fille-archange

Assis dans un bistrot devant ma tasse de café, je lis un livre de Christian Bobin, «L’Inespérée». A ma droite deux femmes, une blonde et une brune parfumées, discutent dans une langue slave entrecoupée parfois d’une phrase en français. Je ne comprends pas un mot, mais c’est ce brusque passage au français qui retient mon attention en me sortant de ma lecture. Elles vivent dans leur monde et soudain, comme rappelées à la réalité du lieu, elles lardent leur propos de français. A ma gauche, une grosse dame sud-américaine avale une énorme tranche de gâteau où les couches de crème alternent avec les surfaces de biscuit fruité rouge et rose. Elle ne dit mot, concentrée qu’elle est sur le trajet de la fourchette à travers le moelleux de la pâtisserie. Puis elle mâche lentement en refermant un peu les paupières pour augmenter en bouche le plaisir des saveurs et des textures.
Le serveur, raide dans son pantalon étriqué, apporte les commandes. Il passe de table en table comme un automate. Il porte une barbe courte et ses cheveux lisses sont attachés derrière la tête. Son visage est inexpressif, et à son œil morne on voit qu’il s’ennuie.
La porte s’ouvre laissant pénétrer un peu de froid. Une femme de grande taille jette un regard circulaire et cherche une place libre qu’elle trouve presque en face de moi. Elle est très belle, la main caresseuse d’algues, les grands yeux piégeurs de lumière; la fée Morgane à la table du temps. Elle a de longs cheveux bruns qui tombent en ondulations sur ses épaules. Le sablier s’est arrêté, le monde s’est soudain immobilisé, les amies russes se sont tues, la dame au gâteau a suspendu son geste et je ne lis plus. Je rêve un instant. Nous faisons tous figure de tristes benêts. «Cerveau, es-tu là?»… Mais à part les têtes, aucune table ne tourne et la jeune femme semble indifférente à l’effet qu’elle a produit.
Puis, l’un après l’autre, chacun reprend son occupation comme si de rien n’avait été. La bonne marche du monde est assurée. Le serveur s’approche à pas comptés; il s’incline, aimable. Comme une déesse, la fille-archange a tout ordonnancé.