/

Les quatre vérités de Jean-Marc Vaudiau

Délivre-nous de la bise!

19 Oct 2022 | Les 4 vérités de Jean-Marc Vaudiau

Le désir s’accorde avec le temps perdu, avec la poésie qui déjoue notre habitude de comprendre les mots et les sentiments.

Lors des deux années de Covid et afin de respecter à la lettre les prescriptions sanitaires, faire la bise aux personnes qu’on rencontrait fut frappé d’interdit. Un interdit passager, sans doute, mais qui a fait plaisir à bon nombre de personnes qui n’en pouvaient plus de ce frottement de joues accompagné du bruit caractéristique des lèvres qu’on écarte. «Tu – pfeu – vas – pfeu – bien – pfeu?».
Le baiser de l’homme révérencieux a fait l’objet de nombreuses critiques pour dénoncer l’hypocrisie d’une telle pratique. Un Molière, dans «Les Fâcheux» et dans «Le Misanthrope», fustige, à l’instar d’un La Bruyère, ces bisous de politesse qui ne sont que tour à tour dissimulation, fausseté, fourberie, tartufferie et imposture; Alceste ne tarit pas d’ironie. Les grands moralistes du XVIIe siècle ont dénoncé à l’envi ces pratiques bien de chez nous, ces simples civilités qui se prétendent la marque d’une affection réelle.
Mais contrairement au baiser sur les lèvres de l’être aimé ou au baiser de la bouche contre la joue ou le cou de l’être cher, la bise n’est pas habitée de désir. Un désir est toujours dangereux parce qu’il est mimétique: il veut ce que l’autre veut et pousse à des rivalités violentes. Mais la bise, plate et calibrée, est une marque conventionnelle, passablement distante lorsqu’on y songe, et ennuyeuse à mourir le plus souvent. Le désir, lui, s’accorde avec le temps perdu, avec la poésie qui déjoue notre habitude de comprendre les mots et les sentiments; la bise, d’ordinaire pressée, rapide, mécanique, ne surprend jamais personne. Il suffit d’observer de quelle manière elle transite d’une personne à l’autre à la table voisine de la vôtre, lorsqu’on arrive ou qu’on se quitte. Le véritable contact humain est le face à face, les yeux dans les yeux, et pas le frottement insipide de joue à joue.
Ainsi, on a peu à peu oublié la bise durant les années Covid. Elle a déserté nos rapports aux autres. Elle a bien fait, et je ne connais guère de femmes qui se sentent frustrées qu’on ne leur fasse plus la bise.