Les «bonnes causes» font-elles la comédie? (tiré du site de «L’Humanité»).

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hors champ

Vaut-il mieux être cultivé ou cohérent?

7 Juin 2023 | Culture, histoire, philosophie

Qu’est-ce qu’un être «cultivé», pas facile à dire: d’un côté, on se moque de ces gens qui étalent leur culture limitée «comme la confiture sur une tartine»; d’un autre, on a souvent ironisé sur le pédantisme savant des Thubal Holoferne anciens ou modernes; un auteur du siècle passé accusant même la note en bas de page d’être «l’expression d’un impérialisme» étranger au génie français (cité de mémoire). Ici, on va juste signaler un cas de ces faux semblants permanents qui, derrière l’érudition ou l’expertise, formatent l’opinion encore plus que chez les illettrés de jadis.

«Une maison de poupée» d’Henrik Ibsen au Théâtre de Carouge: jeu expressif, mise en scène réussie, texte explosif… Tout spectateur, novice ou aguerri, en ressort époustouflé; or chacun en aura emporté une morale différente, d’autant que la pièce a deux moralités, on va le voir.

Les comédiens, une classe sociale?

Un peu troublé par la tension entre la moralité qui saute aux yeux et celle qui se lit en filigrane, le soussigné s’attarde dans le hall où est attablé une partie du public après le baisser de rideau. Il finit par s’approcher des tables, et demande timidement… après les banalités d’usage… «Qu’avez-vous conclu de cette pièce?»… ou «Comment avez-vous compris ce drame?»… ou «Quelle est pour vous la morale de l’histoire?»… La réponse est toujours la même: «C’est un chef d’œuvre de littérature féministe!»… «Un texte avant-gardiste: en plein XIXe siècle, incroyable!». Une seule personne s’écarte de la réponse classique: «La leçon que je tire de cette pièce? Il ne faut pas mentir!». Vrai, cette personne – une enseignante à la retraite – avait appris à voir au-delà des apparences: «J’ai eu comme élèves des jumelles, dont l’une voulait devenir comédienne, et l’autre, professeur: je m’étonnais de ce contraste entre les deux sœurs, qui m’ont répondu: «M’enfin, c’est pareil! Pour nous, vous faites la comédie sur votre estrade». Mais revenons à la «Maison de poupée», et à sa double morale, qui – on le verra – est en fait triple (ledit Théâtre semble l’avoir mieux perçu que son public, au vu des textes du «programme»).

La bonté est-elle divine?

La pièce montre – à travers un secret qui cesse de l’être – la maturation d’une mère de famille, lassée puis meurtrie d’être une femme modèle, voire une poupée, pour un époux bienveillant mais paternaliste et, en fin de compte, d’un moralisme… injuste. Mais l’intrigue montre aussi des personnages abjects qui s’avèrent en fait victimes eux-mêmes, et un homme de bien qui fait plus de mal que de bien. Ce jeu de cache-cache entre le bien et le mal est donc, pour le soussigné, la seconde morale de l’histoire… et pas trop en phase avec la première. Ibsen – ou alors, le Théâtre de Carouge – est un peu dur envers un homme qui finit par être la grande victime de ses petits travers. Alors, un peu déboussolé, le soussigné va voir de plus près – en ou hors ligne – l’historique et le contexte de cette «Maison de poupée». Oh! comme souvent, on n’a pas besoin d’aller chercher bien loin: pour les données de base, Wikipedia fera l’affaire; et là surgit – ô stupeur – la troisième morale. On découvre que la «Maison de poupée» a eu comme architecte… John Stuart Mill! On va voir en quoi ce détail peut causer de la stupeur.

Les deux «nègres» des deux
autrices

«De l’assujettissement des femmes» est un ouvrage de John Stuart Mill (et dans une large mesure de Harriet Taylor Mill, son épouse) paru en 1879: le soussigné ne l’a pas lu, mais Suzannah Ibsen (la femme d’Henrik), oui. Elle en fut si emballée qu’elle intima l’ordre à son époux d’en faire sur-le-champ une pièce de théâtre. Détails sans importance ni signification? Il faut le croire, car le nom de Mill n’apparaît jamais dans la promotion du spectacle: ni dans les documents écrits, ni dans les présentations orales, semble-t-il. Bref, on a zappé Mill, ou alors, on n’ose pas… on n’aime pas: John Stuart Mill est un grand penseur libéral du XIXe siècle, or de nos jours, un credo «cimente» – c’est le mot, on va le voir – notre classe de «culture»: «Le libéralisme – pouah! – c’est le triangle maudit du matérialisme, de l’égoïsme, de l’affairisme… c’est sacrifier les poussins au renard… et s’y opposer est le devoir premier de l’artiste». D’ailleurs même en sciences politiques, on ne cite plus guère John Stuart Mill, relégué semble-t-il à une note en bas de page dans les cours d’histoire du droit. La philosophe féministe Sylviane Agacinski ne fait pas mieux quand elle parle d’Ibsen à France Culture. Qui, des artistes, des savants ou du public, est le plus obscurantiste? la question reste ouverte. Ce qui suggère une quatrième morale en trois mouvements.

Un triangle un peu trop carré

On a souvent – dans ces pages – décrit la scène culturelle genevoise comme un jeu de société au lexique codé et aux cartes truquées, enfermé dans la rhétorique factice de l’autre triangle «genre, race, climat»: dans un premier mouvement, on peut se réjouir que La Comédie fasse la danse du ventre pour l’égalité de genre ou la rébellion climatique, que le Grand Théâtre s’engage pour les migrations ou contre les jeux du pouvoir, que Les Marionnettes veuillent dénouer les ficelles du nœud palestinien, que le Théâtre des Amis prenne Louise Michel au premier degré, que le Théâtre de Saint-Gervais soit le havre de toutes les «bonnes causes» alors que le Théâtre du Grütli les ait en filigrane… pour s’en tenir au sixième art (miracle: le Théâtre de l’Université a parfois des élans plus libres, mais la gravité le fait vite retomber dans le triangle… on vient de le voir à coups de migrations féminines). Dans un second mouvement, toutefois, on se demande si le triangle est fait d’étoffe ou de ce fameux «ciment» dont nos élus en charge de la «culture» et de la «solidarité» veulent bétonner la société. Sous la variété de surface et l’audace de commande, le message sous-jacent n’est-il pas toujours le même: «Il y a des salauds là-haut… mais n’aie pas peur, peuple abusé et meurtri… tes bons génies sont là sur scène»? A cette question du soussigné, un proche du Service culturel répond «Mais n’est-ce pas vrai?».

Un autre monde est possible…
sur scène

Il était une fois… où Karl Valentin pouvait donner des coups de griffe – sur une scène de Plainpalais – aux illusions des pacifistes: «Que les pièces sortent d’une usine de tracteurs ou d’une fabrique de jouets, une fois montées, elles donnent toujours un fusil» (cité de mémoire). Il était une seconde fois… cette année: «J’aime!» de Henri Christiné brouille les cartes sociales; vieille d’un siècle, cette opérette rappelle que jadis, la bourgeoisie savait rire d’elle-même… pas juste se donner en exemple sous l’habit du moine «engagé». Mais peut-être l’ironie de l’histoire est-elle juste mieux masquée: car après les deux autres, un troisième mouvement permet de conclure que… nos metteurs en scène des bords du Rhône ou de l’Arve sont des maîtres du troisième degré. Avant la splendide «Maison de poupée», on a pu voir sur la même scène «La règle du jeu», version théâtrale du film de Jean Renoir. Au seuil de la Deuxième Guerre, le film de Renoir mettait en scène des élites frivoles, masquant leur vide intérieur par un jeu de société permanent et grandeur nature. Qui est visé par cette nouvelle version: le pouvoir financier et politique ou l’élite intellectuelle et artistique? En passant sans le savoir devant le mémorial à Aristides de Souza Mendez, les adeptes de l’érudition qui vont au théâtre outre-Arve ont de quoi penser l’ironie de l’histoire et les faux-semblants de l’engagement.

 

Boris Engelson