culture
Trois livres, trois rencontres avec l’immobilier et l’urbanisme
Un paléoanthropologue qui explore les premières traces de l’homme sur la planète il y a deux ou trois millions d’années; un journaliste français qui vient de passer cinq ans dans la Chine de Xi Jinping, de 2018 à 2023; un prince héritier qui dirige d’ores et déjà d’une main de fer son royaume, l’Arabie saoudite, dont il héritera bientôt… Leur point commun? Ils s’intéressent tous à ces tenaces réalités que sont l’architecture et l’urbanisme.
Itinéraire d’un enfant des Trente Glorieuses,
par Pascal Picq, Editions Flammarion.
Itinéraire d’un enfant des Trente Glorieuses
Il a 70 ans, mais il vit dans un monde beaucoup plus ancien qui est celui des premiers hommes, ces Sapiens auxquels il a consacré sa vie de chercheur et sur lesquels il a écrit plusieurs best-sellers. Pascal Picq est un enfant des Trente Glorieuses, ces années heureuses qui vont de la fin de la
Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la crise du pétrole en 1973. Une époque à part, insouciante et dynamique, qui vivait au rythme du progrès sans en mesurer les limites et les désillusions à venir. Ses parents étaient maraîchers à Gennevilliers, dans la banlieue de Paris: son père travaillait aux champs et sa mère appartenait à cette France qui se levait très tôt pour amener les fruits et les légumes aux Halles de Paris, ce fameux «ventre de Paris» dont parlait Zola.
Ce qu’a vécu alors Pascal Picq, explorateur du monde englouti des Sapiens, c’est la fin d’un monde qui s’est déroulée sous ses yeux, la fin de cette France venue du fond des âges, agricole, traditionnelle, ancrée dans ses rythmes et ses rituels. Signe de ce séisme irréversible: la transformation des villes et des villages, la disparition d’un mode de vie proche de la terre et l’émergence des grands ensembles locatifs. Pascal Picq a dû quitter la ferme où il vivait pour un pavillon banal et déprimant: «C’était un petit trois-pièces, avec une cuisine minuscule, la douche au sous-sol ouvrant sur une petite cour bétonnée avec, tout au fond, deux pièces servant de débarras».
Ce déménagement, c’était aussi le passage de l’horizontalité à la verticalité, c’est-à-dire de l’espace à un certain cloisonnement. «Maman, écrit Pascal Picq, comme toutes les femmes laborieuses de cette époque, envisageait sérieusement de vivre dans ces nouveaux immeubles, modernes, avec tout le confort sanitaire. Mais quand on a vécu dans l’horizontalité, entouré de grands terrains, il est bien difficile de s’habituer à la verticalité serrée des murs et aux façades bétonnées, de sortir par la même porte, de prendre le même escalier ou l’ascenseur… d’entendre ses voisins».
Plutôt nostalgique et sceptique, Pascal Picq serait-il tenté par le fameux «c’était mieux avant»? Il explique en tout cas que beaucoup de gens lui posent désormais la question inverse: à quoi devrait ressembler la ville du futur pour un paléoanthropologue? «Je fais ces réponses: une ville où les enfants peuvent courir en liberté; une ville où les femmes peuvent déambuler sans être importunées ni agressées de jour comme de nuit; une ville où l’on peut voir le soleil le jour et la lune et les étoiles la nuit; une ville plus verte et plus grouillante de petits animaux; une ville où l’on entend le chant des oiseaux».
Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping,
par Frédéric Lemaître, Editions Tallandier.
Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping
Il a été correspondant à Pékin pour le journal «Le Monde» pendant cinq ans, de 2018 à 2023, vivant aux premières loges ce moment clef que fut la Covid. Il raconte dans ce livre la Chine telle qu’il l’a vue et surtout ressentie à travers ses innombrables rencontres, ses reportages, ses contacts aux quatre coins du pays. Très synthétique, son livre passe en revue l’ensemble des problèmes politiques, diplomatiques, économiques, sociaux, culturels qui se posent aujourd’hui à l’Empire du Milieu. Les tensions avec les Etats-Unis, l’amitié avec la Russie, le sort de Taïwan, la reprise en main idéologique depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012… L’économie est-elle entrée dans une phase d’incertitude et de ralentissement, comme on le répète désormais en Occident avec une espèce de Schadenfreude mal dissimulée? Philippe Lemaître nous fait plutôt découvrir une société très dynamique et confiante, comme le montre le développement spectaculaire de l’urbanisation.
«Les villes chinoises sont en pleine expansion, explique-t-il. Pas uniquement les riches métropoles de l’est: Pékin, Shanghai, Hangzhou, Suzhou, Canton ou Shenzhen. A l’intérieur, Wuhan, Chongqing, Chengdu, Xi’an n’ont pas grand-chose à leur envier. (…) Partout, de gigantesques programmes immobiliers sortent de terre, des autoroutes à deux ou trois voies désenclavent des régions montagneuses, des centres commerciaux toujours plus chics cherchent à attirer le chaland et, dès la tombée du jour, des jeux de lumière féériques mettent en valeur le moindre site digne d’intérêt».
Signe du durcissement idéologique mené par Xi Jinping, qui fustigeait il y a déjà dix ans les «bâtiments bizarres» à Pékin et ailleurs, les architectes occidentaux ne sont plus tellement les bienvenus. De même, poursuit Philippe Lemaître, «en 2021 les immeubles portant un nom à consonance étrangère ont été priés de se trouver une appellation locale. Promoteurs, oubliez «le nouveau Manhattan» ou la «Riviera» pour vendre vos appartements au fin fond de Shaanxi. Optez plutôt pour la «Nouvelle Grande Muraille» ou la «Nature éternelle».
MBS Confidentiel,
par Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Editions Michel Lafon.
MBS Confidentiel
Son père, le roi Salmane, règne toujours mais, c’est lui, son fils préféré, dauphin et successeur désigné, qui dirige de fait l’Arabie saoudite depuis une dizaine d’années. A bientôt 40 ans, Mohamed ben Salmane, qui tient beaucoup à ce qu’on l’appelle MBS, à l’américaine, fait partie de ces nouveaux leaders qui bousculent le Moyen-Orient. Une sorte d’autocrate jeune et imprévisible, d’une effroyable brutalité envers ses opposants, qui se rêve en réformateur de son pays et même en visionnaire.
Comme l’expliquent les journalistes français Christian Chesnot et Bruno Mabrunot dans cette enquête fouillée, MBS est une sorte de Janus aux deux visages, à la fois intolérant et audacieux, qui a déjà accumulé initiatives brouillonnes, souvent sanglantes, et échecs à répétition – rafle et racket d’une partie de l’élite financière et des princes saoudiens à l’hôtel Ritz de Riad, opération militaire contre les Houthis au Yémen, blocus du Qatar, assassinat du célèbre journaliste Jamal Khashoggi… – tout en se positionnant comme le modernisateur déterminé et implacable qui a mis fin aux agissements de la toute-puissante police religieuse et commencé à reconnaître les droits des femmes.
Mais le grand projet de MBS, c’est surtout de créer un ensemble de cités et d’îles futuristes, The Line, qui s’étendrait sur 170 kilomètres le long de la mer Rouge et serait centré sur la ville de Neom. Cet immense création rivalisant d’ultra-luxe et de gratte-ciel conçus comme autant de «gestes architecturaux» symboliserait le passage d’une société traditionnelle et même archaïque, entièrement fondée sur le pétrole, à une société totalement numérisée et connectée, animée par toute la panoplie des énergies vertes et dévolue à toutes les formes et à toutes les prouesses de l’intelligence artificielle.
MBS sera-t-il ce monarque bâtisseur qu’il rêve de devenir? Ses projets pharaoniques et forcément un peu mégalomanes verront-ils le jour ou ne seront-ils que l’un de ces «rêves plus longs de l’histoire», impossibles à réaliser, dont parlait l’historien Benoist-Méchin, qui avait consacré une biographie à l’ancêtre de MBS et fondateur de la dynastie, Ibn Séoud?