hors champ
Les trois visages des trois petits cochons
Fin mai, Genève a été envahie par les requins dont «Sharks in the City» vantait les mérites: de la Place de Neuve à l’Ecolint, le sourire des squales est devenu un symbole de douceur, de tolérance et d’écologie… face au préjugé (saveourseas.com; voir aussi academie-arts-sciences-mer.fr/FR/portfolio/catherine-vadon/). D’ailleurs, l’histoire des relations entre les humains et les animaux est marquée d’un double malentendu: celui entre les faits et l’image et celui entre l’image et leur impact. On sait tous que le loup ne tue pas par sadisme, mais pour se nourrir; n’empêche, l’image enfantine du «grand méchant loup» nous reste de la jeunesse à la vieillesse. Et l’image sympathique qu’on a des souris depuis Mickey et Jerry – voire des rats depuis Ratatouille – ne met pas ces braves rongeurs à l’abri de la mort-au-rat. Ce «trois poids, trois mesures» se retrouve souvent dans les relations humaines. Hélas, la «moralité» des fables n’est le miroir que d’une ou deux des trois.
A une soirée de l’Ecolint, une experte au podium a dit que le film «Les dents de la mer» avait nui à la cause des requins; certes, on a souvent vu à la télé des films sur des requins aussi sociaux que voraces; mais – avec ou sans le logo de Sharks in the City au bras – peut-on parler social à un requin qui vient voir de près qui perd du sang au loin? En tout cas, le demi-millier de marins de l’«Indianapolis» coulé par un navire ennemi à la fin de la Guerre du Pacifique n’ont pas trouvé les mots. Ce qui, certes, n’est pas une raison pour capturer, mutiler et rejeter les requins comme le font – dit un autre film – les pêcheurs d’Indonésie. Bref, les faits sont à double tranchant, l’image rouge sang est blanchie sinon verdie par l’écologie, mais on préfère ne pas avoir ces dents dans sa piscine. Même si Stéphane Bern a dit un jour à la télé que «la peur du requin est un pur préjugé»: comment rejeter un animal qui – par sa gueule – est tout «ouverture à l’autre»?
Les recalés du casting
Bémols: dans l’imagerie politique, le discours social garde intacte sa charge de haine pour les «requins» qui nous «plument», même si ces deux termes – appliqués volontiers aux «propriétaires» – vont mal ensemble. Les crocodiles, eux, ne sont pas au bénéfice d’une campagne d’image positive: d’abord, même sur terre ferme, l’humain n’est pas à l’abri; déclarer ces sauriens essentiels à «l’équilibre de la chaîne du vivant» est donc gênant. Surtout, le croco n’est pas un champion: ni de vitesse, ni de beauté (à la rigueur de gloutonnerie). Les dauphins (et les orques), en revanche, sont les chouchous du public – surtout les jeunes – au bassin du zoo, même s’ils sont féroces envers plus faible qu’eux. Les orques, en particulier, s’attaquent aux baleineaux pour le plaisir et aux phoques pour se nourrir, sans parler des petits poissons peu charmés par le discours écolo sur leur rôle dans la chaîne. Les poulpes, pas très mignons, doivent leur popularité aux exploits de Paul pour prévoir le nombre de buts à la coupe de ballon rond. Les homards, enfin, sont toujours des mets de luxe: seul Gaston Lagaffe refuse de manger «un animal au regard aussi affectueux». D’une manière générale, les bêtes d’eau douce sont passées par pertes et profits: seules à pouvoir être mangées selon Tarzan, écolo avant l’heure.
Y’a qu’à faire comme Médor
Va pour le requin, revenons au loup: c’est une vieille connaissance de l’humanité… sans quoi le chien ne serait pas devenu le fidèle compagnon de l’homme. Mais c’est bien ce qui le dessert: s’il peut devenir «bon» chien bien nourri (comme celui de la fable), le «méchant» loup ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il est chassé en battue: le seul «bon» loup que connaisse le public, c’est «Loopi de Loop», dessin animé passé de mode. Bref, le loup n’attendrit que les citadins en mal d’émotions à la télé; un peu comme le renard: les humains balancent entre l’admiration pour ses ruses face au loup et l’indignation face au saccage. Dans sa métaphore du «poulailler libre», Karl Marx le voyait plus loup même si Ysengrin fut sans cesse sa victime. On pardonna tous ses excès à Goupil, car – même à son profit – il vengeait du grand loup les petites gens. Est-ce pour ça que les banques suisses ont eu des doudous puis des tirelires en forme de renard? Curieux: bien qu’encore plus dangereux, l’ours reste la vedette des peluches. Certes, il ne chasse pas en meute comme le loup; mais il est plus fort pour entrer dans les logis, grimper à l’étage, peser sur la poignée sinon pousser le loquet. Mais il a sa bonhomie pour lui et il partage notre goût du miel: moins beau, l’hippopotame jouit lui aussi de ses rondeurs, même s’il tue sans prendre de gants.
Créés pour être mangés?
Le cochon a toutes les apparences contre lui, même si sa «saleté» est due à son manque de pores et non à une tare morale. C’est un animal amical et curieux, selon Noah Yuval Harari qui – pour deux raisons – n’en avale pas. On voit parfois dans nos rues tel dandy qui tient un goret en laisse, mais en général, on préfère un chat griffant ou un chien mordant à un porc léchant. Même les paysans ne se donnent guère la peine de causer avec leur truie comme ils le font avec une vache: on ne voit dans le cochon que le jambon, et «Babe» n’a guère changé la donne. A la rigueur, «Les trois petits cochons» qui – au mépris de leur biologie – suent à grosses gouttes d’innocence. De même pour les poules, présumées «têtes d’oiseau» malgré l’intellect de leurs cousins corvidés; et «Chicken Run» n’a en rien entamé l’appétit des clients de «Fried Chicken». Les moutons et les lapins sont à peine mieux lotis, d’autant que – on le sait – ce sont des lapins qui pondent les œufs de Pâques. L’âne est sympa, mais pas au point qu’on cesse de le rouer de coups: «Il a le tort d’être sans cesse vu comme un cheval raté», disait un savant romand du XIXe siècle. En fin de compte, on se demande si – pour avoir droit à des droits – un animal ne doit pas être à la fois beau et rare: un serpent rare sera le joyau du Muséum, mais le rat, lui (sauf quand on en a besoin pour déminer) peut être tué sans merci et sans façon (voir cites.org).
Un crédit de plus au CV
Les insectes sont embarrassants: on n’est pas sûr qu’ils ne souffrent pas, mais on ne veut pas les subir (surtout s’ils portent des maladies ou font des trous dans la laine). Hormis chez les Jains, on n’a pas sur eux de prêt-à-parler ou à-penser… et l’imagerie s’en tient à Maya l’Abeille. Même si elles piquent, les abeilles ont pour elles le travail et le miel; et leur reine dame le pion au roi (la mante, elle, va trop loin: on n’ose la dire «héroïne de l’égalité genre»).
Que conclure? D’abord, que les plus durs avec les bêtes sont ceux qui en savent le plus: les paysans et les chasseurs. Ensuite, que la seule amie des animaux honnête est cette jeune Australienne qui s’est dit: «Si je veux avoir un droit de les manger, je dois avoir le cran de les tuer» (elle a fait un film là-dessus). Rien n’est plus hypocrite que les abattoirs hors de vue des ménages. Enfin, que tout humain peut dès l’enfance savoir les faits.; que l’imagerie sert le cinéma plus que les animaux; et qu’une fois son devoir d’amour, de fraternité et de pacifisme fait, le bon peuple saisit sans états d’âme le couteau et la fourchette.