hors champ
Qu’est-ce que «voir»?
Quand un journaliste généraliste assiste à un congrès spécialisé, il sait d’avance qu’il n’en captera que quelques miettes. Mais parfois – comme chez le piment ou la truffe – une miette peut garder un fort goût de science. Des questions qu’on n’osait plus toucher depuis l’enfance reprennent de la saveur. Que «voient» les instruments de mesure, que «sait» une cellule… même les gens qui suent toute leur vie dans leur labo s’y noient parfois. Mais «si on saisit bien les principes, pas grave si on a oublié des faits», aurait dit un Encyclopédiste.
Une fois réveillées ces questions, on les retrouve de proche en proche à tout colloque savant; mais c’est au moins «sexy» (euroanalysis2023.ch de chimie «analytique») qu’on a eu les meilleures surprises. A commencer par cette rencontre inattendue – à un stand d’exposant – avec un ancien… boulanger, devenu ingénieur chimiste par la filière de l’apprentissage. On pourrait ne voir là qu’une amusante anecdote, mais la question «pourquoi dut-on attendre M. Mendeleiev pour le tableau des éléments alors que Mme Tatin maîtrisait depuis longtemps les ingrédients de la tarte?» n’a toujours pas de réponse convaincante. Bref, qu’est-ce qui a empêché les cuisiniers et même les métallurgistes de faire le pas suivant «atomique»? La chimie moderne doit peu aux Tatin et Vatel ou même à Paracelse, comme l’astronomie moderne doit peu aux Ulysse marins; du moins, à en croire les écrits d’Aristarque ou d’Eratosthène. Et la médecine doit peu aux Achille ou Vyadha, pourtant bien placés pour ouvrir des ventres.
Quand les atomes crochus sont là
Les processus chimiques dans un gâteau qui cuit au four sont moins élémentaires que la combinaison d’«éléments» du fameux «tableau»… simple comme H2O; n’empêche, le pâtissier est avant tout artisan et un brin artiste. Tout prof de sciences, lui, dénoncera la confusion entre «comprendre les principes» et maîtriser des «recettes de cuisine». On pratique la métallurgie depuis des millénaires sans savoir tout ce qui se cache dans le minerai.
Plus tard, on a pu établir l’existence des atomes bien avant de les «voir», pas tant par les intéressantes spéculations philosophiques des anciens qui argumentaient sur la rupture des solides; mais par les proportions toujours pareilles qui permettent à deux substances de se transformer en une troisième. L’exemple classique est «pour faire de l’eau, deux portions d’hydrogène pour une portion d’oxygène»… pas une et demi ni quart qui ne se «combinera» pas. Et c’est «périodique»: H2S rime avec H2O mais pas avec NH3 (même de droite à gauche). Le comment et le pourquoi de ces structures fut une aventure, où on se moqua des premières intuitions d’un «périodiste»: avant que Mendeleiev voie sa «table» en clair, un Anglais avait noté des affinités entre certains atomes et pas d’autres, «un peu comme les harmoniques en musique» (lire aussi «Le sytème périodique» de Primo Levi)..
A l’inverse, de nos jours, les moyens d’observation sont si puissants qu’on n’arrive plus à regarder tout ce qu’on voit: dans une cellule, il y a moult molécules dont on ne sait pas bien quel est leur rôle. Certaines servent à protéger l’héritage du passé, d’autres à donner une chance d’évoluer. «Comment une cellule prend-elle une décision?», se demandait l’orateur d’ouverture d’Euroanalysis.
«Science» vient de «scier» pour «voir» et «savoir»
«La créativité, c’est voir la même chose, mais avec une autre pensée», a dit un savant. Et l’inverse: sans voir des microbes sous sa loupe, Pasteur serait resté dans le flou. De même, c’est sans doute le microscope qui a «prouvé» qu’un «handy» portait «dix fois plus de microbes que des toilettes», pour citer un slogan vu au congrès de l’hygiène (conference.icpic.com).
Mais «voir» est un terme ambigu: saint Thomas n’a pas cru avant d’avoir vu (et même, senti de ses mains); tandis que ce sont de simples raies d’un «spectromètre» qui ont démasqué la structure des gènes (voir aussi insidetomorrow.media et jeantet.ch). Voyons plus petit encore: seules des listes de chiffres peuvent cerner un boson; et ouvrons les yeux plus grand et plus loin: un pas de côté de Neptune a «montré» l’invisible Pluton.
Vu à la semaine de «l’intelligence artificielle» au Campus Biotech (ai2s2.org): un étonnant informaticien recourt aux structures moléculaires comme métaphore pour des liens sociaux ou mentaux. Tandis qu’un de ses collègues a écrit «A counter-history of the Internet»: une autre «vue», qui donne une chance au penser «hors champ». Dont un des héros – Paul Otlet – voulait construire à Genève une Cité du savoir pour la paix (en équipe avec Le Corbusier). Dans la «république des professeurs» devenue «société de la connaissance» grâce à ses «moteurs de recherche», «savoir» empêche de «voir» ce qui sort du cadre.