L’ «action affirmative» est-elle l’antonyme de la «punition collective»?

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Les «populations autochtones», grandes oubliées de la démocratie?

18 Sep 2024 | Culture, histoire, philosophie

Un forum de deux jours s’est tenu cet été au Palais des Nations pour rendre les «populations autochtones» plus présentes dans le système onusien. Comme souvent, cet outil de la démocratie est à double tranchant.

Avec lequel des deux tranchants a-t-on séparé – il y a une vingtaine d’années dans le «mécanisme» ad-hoc des Nations Unies – les «minorités» des «autochtones» ce n’est pas une question de détail. Mieux vaut voir d’abord, comment ont-ils été un temps réunis: au sortir de la Première Guerre mondiale qui défit les Habsbourg et les Ottomans, la question des minorités était brûlante en Europe; celle des autochtones rimait plutôt avec les Colonies. Depuis lors, le «principe des nationalités» s’est avéré à la fois incontournable et impraticable: «à chaque peuple sa terre» a eu bien des ratés des Balkans à l’Orient, et le Sud libéré a d’emblée opprimé ses peuples premiers.
Bref, la confusion est programmée: les Coptes sont-ils une Nation, une religion, ou les plus autochtones des Egyptiens? Qui est «autochtone» (au Proche-Orient sinon à New York), des Juifs ou des Arabes? Les Montagnards ou Caravaniers du monde entier sont-ils tous «autochtones», à commencer par les Touaregs, Tibétains et autres Baruas? Et selon le lieu, un Kanak ou un Tamoul sera majorité régionale, minorité marginale, exilé ou réfugié (le tamil aurait des racines… peules). Cette entrée en matière servant juste à voir le visage humain derrière le masque onusien.

Masqués ou non, ils ont
un «problème»

Le monde moderne vit-il en démocratie? Oui, disent tous ceux qui y gagnent des votes, y écrivent des livres, y créent des clubs et y tiennent débat… Non, pensent ceux et celles qui s’en sentent exclus: on dit la démocratie née il y a deux à trois millénaires à Athènes, mais les esclaves et les épouses ne votaient pas. En Europe, depuis la fin de l’Ancien Régime, les femmes ont dû lutter pour être «égales», des gens peuvent perdre leurs «droits civiques», l’âge adulte à vingt ans est controversé, et en général les immigrés ne peuvent voter. S’il y a dans ces cas un abus ou une raison, chaque époque et chaque Nation en statue. Mais certains groupes sont toujours du mauvais côté: des minorités, et surtout les «peuples indigènes» ou «populations autochtones» (voir ohchr.org/fr/events/sessions/2024/17th-session-expert-mechanism-rights-indigenous-peoples et docip.org).

Héritiers des décimés

Mais les choses ont changé en un siècle: même chez les Alpins de père en fils, les villages jadis pauvres sont entrés dans le luxe; pareil dans une moindre mesure, chez les Lapons; tandis que les Canaques ont une longueur d’avance en mesures de faveur. Par contre, dans les monts du Pérou ou du Vietnam, on reste hors jeu; de même chez les Pygmées exploités par les décolonisés et chez les Dalits, basse caste de l’Inde mais jadis peuple premier, sans parler des Papous refoulés et surpris d’entendre – dans la salle du Palais des Nations – l’Indonésie se poser en championne des indigènes. Et quand on est reconnu par les autres, cela ne règle pas tout: au Chiapas, les Mayas ont conquis des droits collectifs, mais les individus y ont perdu: gare à qui rompt avec sa famille! De toute façon, dans la plupart des cas, le mal est fait: les Amérindiens et les Namibiens ont été décimés, et en Crimée, les Tatars de retour restent des habitants de seconde zone. L’enjeu, pour les militants qui bataillent au Palais des Nations, c’est l’héritage.

Les «représentants»
sont-ils «représentatifs»?

Se poser en «représentant» des victimes, cela donne une base, puis un statut et parfois un revenu, car le «système» n’ose pas laisser pour compte des gens qui peuvent clamer «on nous tue une seconde fois». Alors on s’installe à Genève, Londres ou La Haye pour faire du «plaidoyer» à plein temps et on va dans son pays en touriste. Bref, on passe vite de l’état de victime à celui d’imposteur, et il n’est pas sûr que le «système» et ses «processus» donnent le choix. Même parmi ces gens au Palais des Nations, certains orateurs incitaient leurs collègues «ès indigénat» à «sortir de leur zone de confort».
Mais tous marchent sur une corde raide: d’une part et trop souvent, ils se parachutent dans leur population depuis Genève (voir plus haut); et d’autre part, si être «Danois» est une notion administrative objective, être «Inuit» est sujet à caution, surtout pour des métis. De quoi donner du fil à retordre aux ethnologues de notre Musée, qui – hélas! – mettent peu les pieds dans ces milieux. En tout cas, les «représentants» veulent désormais plus qu’un statut de «société civile», ils veulent être traités comme des «Nations».

La tentation de l’imposture

Surtout, ce genre de combat pousse à la surenchère: les «autochtones» veulent récupérer leurs droits sur les plantes médicinales et sur l’héritage préhistorique (entre autres), mais alors, doit-on répartir ces droits sur profil génétique? Et en étant tantôt citoyen d’un Etat officiel, tantôt membre d’une Nation ethnique, n’a-t-on pas là «deux voix un homme?»
Pour une fois, on peut être d’accord avec l’ambassadeur de la Fédération de Russie, qui s’inquiétait de ces «structures dupliquées». Sur le podium, il y avait aussi des interprètes en langue des signes: ça vaudrait la peine de voir de près comment les doigts disent «ancestral hand and land», «peoplehood and nationhood», «self-identification and self-determination», «société civile et organisations non gouvernementales», «représentation et représentativité» ou «droits individuels et collectifs». Une chose est sûre: la langue est le facteur le plus puissant d’identité et encore plus d’exclusion. On l’a vu ces mois lors du festival Black Movie, avec un film de Namibie où la mère était snobée par sa fille qui parlait afrikaans. Même à Genève quand on va à tous ces colloques en anglais, on se sent étranger dans son propre pays.

Les limites de l’éthique syndicale

En résumé, les peuples en question ont bien souffert et ont droit à la parole; ce qui est en question ici, c’est le risque de dérive de toute «représentation» pour une «revendication». Et si le soussigné a de la sympathie pour ces oubliés des bureaucraties étatiques, ce texte évoque les problématiques qui permettent de voir derrière les illusions de la rhétorique.

 

Boris Engelson