Quand le peuple s’allie au «pouvoir» pour faire taire l’honnête médecin (cette pièce d’Ibsen a été montée à l’Orangerie il y a deux ans).

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hors champ

La santé entre pilules miracles et chiffres bidons

31 Mai 2023 | Culture, histoire, philosophie

Deux «événements» majeurs dans le domaine de la santé se sont tenus ces temps à Genève: l’Assemblée mondiale de la santé et le salon Vitafoods du bien-être. Si le second rime souvent avec «poudre de Perlimpinpin», le premier lutte avec sa science dure contre le «fake». Mais à suivre de près ces forums, le plus sérieux des deux est-il celui qu’on pense?

On a souvent parlé ici de Vitafoods, avec une ironie teintée de sympathie; on ne sait d’ailleurs comment le définir: au début, c’était le salon des «nutriments», «alicaments» ou «compléments alimentaires»… et – pour dire les choses en mots bruts – le produit miracle était extrait d’un fruit cueilli par le Yeti sur l’Everest, ou tiré d’un orteil du Serpent de mer par pleine lune. Et si ce salon est une vraie ruche, chaque année plus grosse, force est d’admettre qu’hormis les vitamines, on a vu peu de produits miracles pour de vrai en un siècle. En ce sens, Vitafoods est plus un salon du «chic pour la santé» qu’un forum savant, malgré la présence de grands noms comme Firmenich, qui donne à la pilule son «bon goût». D’habitude, le premier jour est consacré à la réglementation des «allégations»… en clair, de ce qu’on peut dire en matière de vantardises, tant cette médecine «personnalisée» ouvre grand les vannes de l’intox. Mais cette année, le clou fut un colloque au titre anodin («La nutrition de demain»), mais au contenu explosif: en gros, «la médecine sans médecin» (qui pourrait bien être l’avenir de la santé… et de Vitafoods); colloque où Bayer et Danone étaient venus à la pêche… aux partenaires. On y reviendra un peu plus bas, mais à la question «Est-on au seuil d’un séisme qui va mettre les métiers médicaux sens dessus dessous?», un «Gourou» (Ramanathan) a répondu par une formule courte mais choc: «Oui!» (il est lui-même à la fois ingénieur, médecin et industriel… et n’a plus de comptes à rendre à la bienséance).

Le chiffre… clef de la santé

A l’inverse, les organisations «intergouvernementales» sont otages de leurs règles et de leurs gardiens. L’assemblée de l’Organisation mondiale de la santé fête – comme tout ce qui naquit à la fin de la Seconde Guerre – ses trois quarts de siècle. Pendant la pandémie, ladite assemblée ne fut que l’ombre d’elle-même, alors elle met cette fois les bouchées doubles: une floraison inédite d’«événements parallèles» (c’est-à-dire organisés entre les plénières par toute sorte d’associations, de fondations ou même de pays). C’est là qu’on peut voir non pas les conclusions, mais la construction des grandes vérités scientifiques ressassées par le système onusien pour atteindre les «Objectifs du développement durable». Tout un symbole: le premier de ces «événements parallèles» portait sur les «données» de la santé pour tous. Jadis, les «déterminants» de la santé faisaient de l’«épidémiologie» et localisaient la source du choléra. De nos jours, seul un «déterminant» intéresse la bureaucratie sanitaire… celui qui permet de dire «le rapace, c’est l’autre». On l’a vu dès le début dudit premier colloque (healthdatacollaborative.org): «Notre étude montre que chaque dollar investi dans la santé en donne trente-deux en profit pour la société!». Nul doute que ladite «étude» soit bardée de chiffres et truffée de faits; pourtant, deux ou trois choses la rendent louche d’emblée. D’abord, la précision du «trente-deux»: tout aussi péremptoire, une autre source (brookings.edu) se contente de «4 ou 2», ça rime et en fait de toute façon un «bon» placement: tant que c’est plus que  1, on est dans la «multiplication des pains». Ensuite, le côté rituel de l’assertion lasse, qu’on retrouve dans tout domaine «non lucratif»: «L’humain n’a pas de prix… la culture non plus… on devrait mettre tout le fric du monde à leur service», ça sonne bien même si «Le zéro et l’infini» d’Arthur Koestler laissait la question ouverte. Et ça dame le pion au «capital financier», aux «pharma(s) rapaces» et autres «industries polluantes»… pour reprendre les formules entendues à chaque panel qui cherche le succès facile. Mais foin de querelles de chiffres après ou avant la virgule, voyons ce que dit l’infinie sagesse des Esquimaux.

Le chiffre est juste, seul le signe est faux

En maint pays, le gros du budget de la santé est pris par la fin de vie; or c’est attesté: les peuples chasseurs voyaient en leurs vieux une charge… si bien que les Esquimaux les laissaient mourir sur la banquise sans «investir» plus avant dans leur «valeur ajoutée» du «dialogue intergénérationnel». On est certes loin des calculs savants des modernes «missionnaires» du «social» dont (par exemple) la chef de file Marianna Mazzucato a le secret. Mais peut-on récuser l’avis des «populations autochtones» sans scier la propre rhétorique de l’Organisation sur la valeur des «savoirs traditionnels»? En tout cas, le débat sur le «coût» des retraites donne raison à Nanouk sur Marianna, dont une clone fait la grimace – ça s’est vu – au seul mot de «performance». Bref, on peut tout prouver – dans un sens ou l’autre – sur des notions aussi floues que «société», «bienfait», etc. Cas imaginaire, extrême, cocasse, mais à la logique imparable: se faire percer le tympan par Hippocrate eût été pour Socrate d’un grand «profit»: il n’eût plus ouï les cris de Xanthippe et «gagné» en frais de Valium.
Bref, les études d’experts sont aussi justes qu’un compteur sur le tableau de bord; mais à quoi bon si on a pris la fausse route au premier croisement? De quoi avoir peur: et si toute la pensée d’une Organisation «normative» comme celle de l’avenue Appia fleurissait sur une arborescence vermoulue? Que valent les «indicateurs» des succès et défis de l’Organisation après trois quarts de siècle? Cet article n’a que la modeste ambition de suggérer un «indicateur des indicateurs»; pour peu que les objectifs de «santé totale pour tous» soient sincères.
Car même sur la bonne route, où va-t-on si on roule pour un routier au compteur truqué: à une table ronde en marge de l’Assemblée (mais tout de même au label officiel), on a appris que la corruption privait les patients de quatre remèdes sur cinq offerts; ça, ce n’est pas le genre de chiffres qu’aiment les ministres de la Santé, aussi y avait-il peu de gens dans la salle… occupés sans doute ailleurs à dénoncer l’exploitation du «Global South» par le «Global North», litanie de l’Assemblée.

Le lobby du chapeau

A la source des deux maux s’en trouve un troisième, le plus terrible car le moins conscient: l’esprit de corps, qui plombe les services de santé même dans les pays les plus riches. Cas ancien mais d’école, qui montre l’Organisation mondiale et le Département cantonal de la santé tous deux mariés au corporatisme sanitaire… bien loin de la «médecine sans médecin» de demain (voir par contre htfc-eu.com et unitedforselfcare.org). Un jour, les Hôpitaux universitaires de Genève et l’Organisation mondiale de la santé ont convoqué leur gratin pour prouver que «chaque pour-cent de doctorat en plus chez les infirmières ajoutait X pour-cent d’espérance de vie des patients». Ce disant, les expert(e)s au podium faisaient la même faute qu’ils/elles reprochent à l’autre bord, du genre «qui dit chapeau de paille dit grand soleil… donc le soleil est sorti d’un chapeau». N’est-ce pas l’équipement d’un pays à «doctorat pour tous» qui fait vivre vieux, plus que le temps perdu à doctorer?
D’ailleurs, les orateurs/trices d’alors ont fini par admettre que «cette cérémonie, c’est surtout pour ouvrir à notre personnel des espoirs de carrière» (sic). Et quand on entend que «le budget de l’Hôpital de Genève dépasse celui de l’Organisation mondiale de la santé», les «docteurs» ne doutent pas qu’il faille augmenter le second… pas réduire le premier. Pourtant – des audits l’ont prouvé – notre Hôpital gaspille à tour de bras, et l’espérance de vie n’est pas juste liée aux budgets (même en euros «à prix local»). On vit vieux en Espagne ou en Italie, et la Covid a fait quatre fois plus de dégâts en Pologne qu’au Portugal.

La vie, produit de santé

Si, un siècle et demi après Pasteur, un siècle après Fleming, trois quarts de siècle après Gandhi, Mao ou Mandela… un demi-siècle après Crick et Watson… tant d’enfants meurent encore de maladies simples au Sud, est-ce bel et bien que le Nord saigne le Sud, Pfizer s’en met plein les poches, etc? Au colloque de Vitafoods (voir plus haut), les orateurs les plus brillants étaient indiens. Certes émigrés, mais l’Inde compte plus d’un million de docteurs… il y a de quoi faire en matière de santé. Et dans de tels pays «pauvres» à bas salaires mais à hautes écoles, on serait bien placé pour coiffer Pfizer au poteau. En Inde ou ailleurs: il y a bien un ingrédient turc chez l’allemande BioNTech; et un «événement parallèle» à la Mission de Thaïlande a abondé dans le même sens.
En bref, l’Organisation mondiale de la santé – comme ses sœurs – est dans une logique de «plus petit commun multiple»: «Que dire pour ne froisser personne?». Les exposants de Vitafoods sont – comme tout producteur – dans celle du «plus grand commun diviseur»: «Il faut que ça marche» assez pour se placer. Comme quoi la logique et la morale sont souvent de mauvais amis; ou alors, de bons ennemis: quand – malgré le «facteur 32» – on voit licencier en masse même dans un secteur d’urgence comme la Croix-Rouge, on se dit que le «krach» de la faim n’est pas loin: prions pour que Vitafoods nous donne alors des «compléments alimentaires».

 

Boris Engelson