Un bon auteur est un auteur mort… si on peut le «récupérer».

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hors champ

La langue de Molière ou de Dulac?

7 Sep 2022 | Culture, histoire, philosophie

Dans le numéro précédent, on s’en est pris à l’intox faite sous couvert «scientifique»; mais dans ce journal, on est démocrate… il y en a pour tout le monde… et cette fois, la critique vise les «littéraires». En attendant mieux.

Quand on voit les tas de livres poussés par les puciers dans la benne, ou mis par les brocantes à la rue, ou même jetés par les bibliothèques au pilon… on verse une larme: on se dit «toutes ces œuvres… souvent de vieux livres, rares… fruit d’une vie d’auteur… qui vont partir en fumée». Puis on se reprend… on se dit «quelle chance, la Débâcle de juin 1940… au moins, la Bibliothèque nationale de France n’a pas été bombardée comme celles d’Allemagne… ce qui est jeté par les puciers n’est pas la seule copie».

Hugo triomphe sans gloire

Or l’expérience prouve que ce n’est pas toujours le cas: certes, les grands classiques – littéraires ou documentaires – survivent, quand ils ne sont pas volés par des bibliomanes (on dit qu’alors la bibli ôte la carte du fichier pour cacher le forfait); d’autres sont perdus à jamais, comme ces fascicules – hors commerce – sortis pour tel ou tel forum et qui feraient la joie d’un(e) thésard(e). Mais même quand l’ouvrage dort encore sur un rayon, qui va aller le réveiller, si l’auteur est tombé dans l’oubli sans laisser de trace?

La culture est aveugle?

Hélas! le tri de l’histoire est injuste, et les auteurs méconnus ne sont pas tous sans valeur: ce sont souvent des études de mœurs, des livres pour jeunes, voire des romans de gare… qui en disent le plus long sur une époque. Et qui souvent démentent les professeurs qui, après coup, font le portrait d’une société et ses valeurs de classe, de race, de genre.

La reliure fait le moine

Armé de ces beaux principes, j’ai vu un livre râpé me faire de l’œil dans une «boîte d’échanges»: «Mon curé dans les vignes», roman de la collection «Gringoire» paru en 1926: «Lecture facile avant de dormir», me dis-je comme alibi. Certes, ce n’est pas du Proust ni du Zola… pour le peu que je sache de l’un et de l’autre: elle est même de bas étage, la blague des ouailles qui prennent l’homélie contre les Pharisiens et les Publicains pour une critique des Parisiens et des Républicains. Mais d’autres pages valent bien celles que j’ai lues chez les plus grands écrivains.

Tout est dans le voilà tout

Ainsi les adieux de deux jeunes promis, au moment où lui doit quitter le village pour l’armée. Elle ne sait comment trouver ses mots… et lui n’en dit qu’un: «Voilà!». Le récit commente encore cette formule lapidaire: «C’est tout en effet, et peut-être est-ce peu de chose, en somme. On a rêvé de (…) vivre ensemble, sans se quitter jamais, parmi de chères habitudes (…). A quoi bon chercher, raisonner (…) C’est la vie, voilà tout, la vie féroce et capricieuse, injuste et bête». On croirait du Ramuz, celui de «La guerre dans le Haut-Pays» paru dix ans plus tôt.

C’est l’homme qui a besoin
d’Escouade

Une fois le village vidé de ses jeunes hommes au fil des mois, la fiancée se rebelle devant le curé: «Ah ! si on laissait faire les femmes, il n’y aurait plus de guerre, jamais.» Mais le curé est sceptique: «Peut-être, Je n’en suis pas sûr (…). (Untel) me confiait que la guerre est sous son toit depuis que ses gendres sont partis: «Une fille, brave fille (…); trois filles, trop de filles; quatre filles et la mère, cinq diables contre le père»».

Eglise déserte faute de combattants

Quand vint l’annonce de la mort du fiancé au front, sa promise «dans ces champs que son fiancé ne devait jamais revoir, tout le jour (…) suivit, en pleurant, le soc de la charrue qui pouvait nourrir encore les survivants du grand désastre». Le curé faisait encore la messe à des fidèles de plus en plus rares et vieux… «en mémoire d’un Dieu rédempteur de qui la mort n’avait pu racheter toute la haine des hommes (…) qui laisserait meurtries à jamais sa paroisse (…) et sa Gascogne (…) où le soleil ne brillerait plus que sur des ruines.»

Si encore il était «à l’index»

Ainsi s’achève le roman… et j’ignore s’il vaut «Les croix de bois» de Roland Dorgelès, l’adversaire de Marcel Proust au Goncourt. Mais ma surprise… mon indignation… est venue après: pas de trace de l’auteur, Edouard Dulac. Ni dans les dictionnaires littéraires comme celui chez Laffont ou celui de Garcin, ni sous Google, Gallica ou Wikipedia, ni au Bodmer Lab qui ne jure que par Edmond aux dépens d’Edouard. A la Faculté des lettres, ni la bibliothèque ni la chaire d’humanités numériques n’a vu Dulac sur leur radar.

Petite mais tenace

A la Bibliothèque «de Genève», seule une petite main m’y a trouvé à la longue une fiche dans une revue, qui m’a permis au moins d’apprendre qu’Edouard Dulac était militaire… à l’arrière pendant la Grande Guerre. Mais que font donc les professeurs de lettres, les critiques littéraires, et les thésard(e)s censés être à l’affût de pages méconnues? D’autant que des auteurs moins légers sont tombés dans les mêmes oubliettes de l’histoire littéraire, comme (un cas de plus sur mille) Sémène Zemlak – dans un livre sorti à Genève en 1903 – qui raconte le service militaire en Ukraine sous les tsars.

Le pèlerinage des autographes

Reste une énigme: pourquoi le monde du livre boude-t-il ainsi une partie de son fonds? Pourquoi – à la grande Bibliothèque – y a-t-il des «Jeudis de l’affiche» mais pas de «Samedi du bouquin» qui sorte une perle cachée des caves? Pas facile de répondre à cette question, à moins de s’en prendre à un tabou ou deux. Et c’est là qu’on en revient aux sciences et aux lettres, qui jouent parfois à cache-cache. En science, qu’importe Maxwell, pourvu qu’on ait les ondes; en lettres, qu’importe le texte, pourvu qu’on ait l’auteur: aux salons du livre, le public vient – un Jérôme Meizos l’atteste – en quête d’icônes. Et de nos jours, chacun(e) rêve d’écrire son roman, qui met – mieux qu’un essai – l’air du temps à l’abri du défi. Alors, «du passé, faisons table rase», hormis deux ou trois monstres sacrés qui servent de faire-valoir aux «acteurs culturels»? En ce sens, les «must» de l’édition éclipsent les étoiles filantes et même les autres mondes: est-ce le vrai rôle des «classiques»? En tout cas, seuls Amazon et ses pairs donnent encore à un Dulac ou une Zemlak un peu de… lisibilité.

 

Boris Engelson