Cet orphelinat d’Aldo van Eyck n’est pas en Afrique et ne date pas du XXIe siècle, mais il rappelle que l’enfance en détresse dépasse la seule question du refuge
(son air de Lego rime en outre avec une fondation charitable du Forum onusien).

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carrièrE & Formation

Voyage de Goethe en Ouganda

20 Déc 2023 | Carrière et formation

Goethe – ou tout autre «classique», de Platon à Hugo – peut-il inspirer les gosses réfugiés dans des camps d’Ouganda? Ou du moins, mettre un prof au défi de le faire n’aiderait-il pas à rénover à la fois l’école et les camps, mieux que les discours en copié-collé du «Global Refugee Forum» (globalcompactrefugees.org) qui vient de se tenir à Genève?

Qui dit «éducation» (ou instruction) dit-il «école»? Et qui dit «école» dit-il «culture»? Posée ainsi, la question sonne un peu comme des propos des Dalton, mais elle s’impose à l’esprit quand on va au «Campus de l’Education» du Forum cité plus haut; le lendemain, le défilé des prestataires qui se hissent comme à Hyde Park dans un coin de Palexpo enfonce encore cette question clou: le vocabulaire humanitaire est-il le seul point de rencontre entre des institutions statiques et un monde en mouvement?

La «fracture numérique» n’est
pas où on croit

L’éducation n’était qu’un thème parmi d’autres, au Forum, mais pour un numéro «Spécial Formation», c’est celui qui a primé. Non sans danger: marier les bonnes causes – du refuge, de l’école, du climat et du genre – aide certes à gagner la guerre de l’info. Qui va rester de marbre devant les images de ces millions d’êtres à la fois dans l’enfance, chassés de chez eux et privés de savoir?
Aussi est-on rassuré quand on tient entre ses mains la rutilante brochure du «Hub mondial de Genève pour l’éducation dans les situations d’urgence». Et pour en savoir plus sur les héros au front, on collecte fébrilement sur les stands les dépliants qui donnent les bons contacts: norrag.org, beekee.ch, gere-research.org, bher.org, movingmindsalliance.org, imagineworldwide.org, amna.org, windle.org, osunhubs.bard.edu, warchild.org.uk, ddb-ra.org… et bien sûr learningthroughplay.com, duolingo.com, savethechildren.net, bosch-stiftung.de, carleton.ca/lerrn et unige.ch/URF2023, sans omettre unhcr.org/fr-fr/media/eqpr-francais. Mais dès lors qu’il a fait ici son devoir de solidarité en citant les bonnes œuvres, un journaliste se doit de donner un petit coup de griffe pour voir les questions de fond sous le vernis.
Entre «des sous pour les manuels et les uniformes» et les solutions hi-tech de DuoLingo ou Vodafone, il y a un abîme de malentendu. Malentendu qui arrange tout le monde: il permet d’esquiver une fois de plus le débat de fond sur l’éducation. A-t-on jamais fait le bilan des échecs passés des écoles d’avant-garde, ou du flop de la télévision éducative, ou encore des succès de l’Open University?

Du vieux vin dans des outres neuves

Le Forum a eu deux hauts lieux, Palexpo et l’hôtel Hilton; là, entre les témoignages de la jeunesse africaine et les homélies de la hiérarchie onusienne, un discours inattendu a frappé le soussigné: celui d’un bègue! Cet homme à l’évidence compétent – il travaille pour le British Council (voir plus loin) – tranchait avec le reste de cette messe, dont les formules rituelles avaient contaminé même les nouveaux venus. Ainsi, une ambassadrice du Sud-Soudan a égrené tous les poncifs de la compassion, du développement, de l’éducation… avec l’accent parfait d’une Université de prestige, au point que ne resta pour l’auditeur qu’une question: à quoi bon inventer un nouveau pays si c’est pour tenir un langage si usé (Lénine, au moins, parlait «vrai» même s’il dut assez vite agir faux)? Bref, seul ce bègue – qui n’escamotait pas le problème: il en souriait lui-même – avait le temps (ou était forcé) de penser avant de parler… sans l’aide d’un «chatGPT». Et c’est là qu’est venue à l’esprit du soussigné la question de Goethe: si la Grand-Bretagne a son British Council, et la France ses Instituts français ou ses Alliances françaises, l’Allemagne a donné à ses centres culturels le nom de Goethe, l’Italie, de Dante, l’Espagne, de Cervantès, la Chine, de Confucius (tandis que les Etats-Unis pensent que la culture n’est pas une affaire d’Etat). On peut se demander pourquoi le Foreign Office n’a pas dit «Shakespeare Council» ou le Quai d’Orsay «Institut Molière».

Le lettré sait-il «Quand est-ce qu’on mange»?

Un élément de réponse est que si on dit bien «la langue de Molière», d’aucuns en France pensent qu’il serait plus juste de la nommer «langue de Hugo» ou «de Sévigné» ou encore «de La Fontaine». Quant au British Council, il n’a jamais répondu aux questions écrites de ce journal, mais si on dit souvent «La langue de Shakespeare», des publicités dans les trams de nos villes ont un autre modèle: «I speak Wall Street English».
Celui, sans doute, où le Refugee Forum voit l’avenir de la jeunesse en quête de réussite sociale. Mais alors, quid de «Balzac et la petite tailleuse chinoise»: livre puis film où une villageoise des montagnes découvre par Balzac des horizons plus larges (non sans morale arriviste, hélas)? Ou quid des jeunes d’une banlieue comme Montreuil, qui optent pour le Grec ancien malgré les conseils sur une voie plus «utile»: «Si on écoute tous les conseils, on ne choisit plus rien», répond un gosse au grand plaisir de sa prof. Mais la tâche n’est pas mince: «J’ai tenté toutes les méthodes pour éveiller mes élèves aux belles lettres; j’ai à chaque fois l’impression d’avoir devant moi des vaches face au train qui passe», dit un prof du Cycle. Faut-il perdre espoir?
Dans un film récent sur les enseignants – «Un métier sérieux» – un valeureux professeur de littérature assomme ses élèves avec… «L’assommoir» de Zola. Prof aussi cultivé que dévoué, mais plutôt qu’une lecture – assommante, en effet, par sa minutieuse description de l’intérieur d’un appartement -, ledit prof n’eut-il pas dû donner aux jeunes l’exercice suivant: «Regardez par la fenêtre de cette classe à quoi ressemble Paris de nos jours; si un jour vous avez un job dans le cinéma, et qu’on vous demande à quoi Paris ressemblait à l’époque du film qu’on prépare… disons 1880… comment ferez-vous pour savoir quel décor placer et quels dialogues écrire»?
Certes, c’est un peu utilitaire, et il n’est pas sûr que Goethe, Dante ou Shakespeare se prêtent facilement à ce genre d’exercice. Mais si cela a marché en Chine avec Balzac, ça peut marcher avec Euripide, qui parle souvent d’exil, ou avec Homère, ou encore avec Dickens (voir aussi theguardian.com/world/2015/aug/06/shakespeare-africa-schools-universities-south-africa). En tout cas, ça ne peut pas marcher plus mal que chez nous, où les adultes ne gardent de ces classiques qu’un souvenir confus… ou tordu.

L’Ouganda à l’aide de Genève

Alors, si la place de Goethe ou de Platon dans les camps de réfugiés d’Afrique est sujette à caution, ce serait au moins un bon exercice pour nos étudiants en Lettres, pour nos experts en pédagogie, et pour les travailleurs sociaux. Quant aux liens entre «école», «éducation», «culture» et «compétence», un film montré ces jours à Uni-Mail (agenda.unige.ch/events/view/38083) en parle sans le savoir mais avec à-propos… africain.

 

Boris Engelson