carrièrE & formation
L’éducation pêche en eau trouble
«Chaque dollar dépensé en rapporte deux!»: ce genre de slogan est le mot de passe pour «investir» dans la santé et plus encore dans les écoles. Ça sonne bien, et si ce n’est pas simple à prouver, ça n’a guère de risque d’être démenti: les statistiques sur l’éducation (par exemple) sont plus confuses les unes que les autres.
«Les Apprentis d’Auteuil» est le nom d’une fondation connue… et reconnue de qualité (parce que ou bien que française et catholique). Elle gère chez nous (à Blandonnet) une cantine moderne qui permet de former les jeunes aux métiers de l’hôtellerie (faai-restauration.ch). C’est donc là qu’à mi mars, ladite Fondation a fait sa promotion dans le cadre de la «Journée internationale des enfants (…) de rue». En présence du corps diplomatique et des autorités genevoises, une table ronde réunissait des experts de l’instruction et deux gosses de Madagascar. Le thème de la soirée – «Garantir l’accès à l’éducation» – exprimait les espoirs et limites de la scolarisation: quand on parle d’«éducation», on veut dire «école», ce qui allait de soi jadis.
A l’ère où l’école n’est plus seule source de savoir – même pour les petits – et où les familles peinent à cadrer leurs mioches, c’est moins simple pour l’Etat de définir son projet «éducatif». Et donc à Blandonnet, lorsque la modératrice a servi le slogan magique sur chaque dollar qui en vaut deux, le soussigné n’a pu s’empêcher d’aller voir en ligne les chiffres clefs du sujet. On peut classer les pays de diverses manières: par taux d’alphabétisation, par dépenses en éducation, par performance scolaire. Mais même sans chercher bien loin, ce qui frappe, c’est le chaos des chiffres, dès lors qu’on tente de trouver un lien entre les diverses listes.
On recherche analphabète
Le taux d’alphabétisation à lui seul est surprenant: sur près de deux cents pays, environ deux tiers – donc pas tous en Europe ou Extrême-Asie – affichent des chiffres supérieurs à nonante pour cent. Au-dessus de quatre-vingts pour cent, on a même trois quarts des pays, dont tout de même les Etats-Unis. Andorre, la Norvège, la Slovaquie, le Luxembourg et… l’Ouzbékistan plus la Corée du Nord se pavanent sur l’estrade avec cent pour cent. La plupart des pays où moins de la moitié des gens savent lire sont en Afrique, terre de contrastes: sept pays ont des taux bas, mais l’Afrique du Sud se targue d’un nonante-huit pour cent, tandis que l’Ethiopie flotte juste au-dessus de cinquante pour cent, comme le Sénégal: assez loin de leur image littéraire. Quant au Rouanda – avec septante-trois pour cent –, il ne devance qu’à peine le Burundi, malgré ses ambitions hi-tech.
Heureux les ignares
Autre surprise, le Bhoutan du «bonheur national brut» affiche soixante-sept pour cent, soit moins que l’Inde et le Bangladesh mais plus que le Pakistan. L’Afghanistan est une lanterne rouge avec trente-sept pour cent, alors que le Yémen en guerre s’est hissé à septante pour cent. Pour les pays à taux faible, le statut de la femme est une clef de l’énigme: l’écart selon le genre y est parfois aussi grand que selon l’âge. Bref, si on ne prend que les jeunes mâles, les chiffres sont encore plus roses. Petite énigme résolue donc, mais pour le reste, immenses paradoxes. Qui s’expliquent sans doute et en partie par des différences d’alphabet, de sources et de date.
«Libre d’impôt», est-ce une
«dépense»?
Une autre liste est tout aussi curieuse: celle du pourcentage du produit intérieur mis dans l’éducation. A ne pas confondre avec la liste en pourcentage du budget ou en dollar par élève (un pays sans un sou qui met un demi-sou dans l’école aura un haut taux face au produit intérieur). La Suisse, par exemple, dépense pour ses écoles plus de cinq pour cent de son produit intérieur, mais près vingt pour cent de son budget. Encore faut-il tomber d’accord sur ce que «dépenses en éducation» veut dire, même sans tenir compte des écoles privées (qui ne sont pas toutes pour riches, surtout quand elles allègent le revenu taxable des ménages). Ici, on va s’en tenir à la liste en pourcentage du produit intérieur brut. Un gros bloc de pays consacre entre un et trois pour cent de ses ressources à l’éducation. Mais on y trouve des noms aussi disparates que Monaco et Haïti, le Vietnam et Singapour, Bahrein et le Liban, le Bangladesh et le Cambodge, l’Azerbaïdjan et le Zimbabwe (la Turquie frise les trois pour cent). Un autre bloc fait bien mieux avec cinq à sept pour cent, mais il est encore plus éclaté. On y trouve pêle-mêle le Yémen et les Etats-Unis, la Norvège et le Cap-Vert, la Slovénie et Gaza, l’Algérie et l’Ukraine, la Suisse et la Moldavie, la Suède et le Brésil… un méli-mélo qui ajoute sans doute aux tares de la première liste celles d’une définition du budget: national ou local, par exemple.
Qui en fait trop fait moins bien?
Mais quand on en vient à la troisième liste – celle des performances – on voit que les deux premières n’ont guère de pertinence. D’autant que, dans une société saturée d’information à en faire perdre la raison, l’illettrisme peut fleurir sur la maîtrise de l’alphabet. Le classement Pisa est certes assez critiquable et fort critiqué, mais il a au moins le mérite de comparer les résultats en diverses catégories: lecture, maths et sciences. Et là, ce sont tout de même les pays d’Europe (y compris… le Canada et l’Australie) et encore plus de la périphérie chinoise (Singapour, Corée, Taïwan, Macao, Japon) qui dominent. Même si elles dépensent moins par élève que l’Europe et les Etats-Unis: «Au-delà d’un certain plafond, dépenser plus n’a plus d’impact», à admis Pisa en réponse à nos questions.
Les profs croient à la cigogne
Moralité de cette histoire: les experts en éducation se nourrissent de chiffres tombés du ciel. Ça les console des élèves qui ne disent guère ce qu’on veut leur faire dire. Mais un «citoyen éclairé» est avant tout une personne qui ne croit plus un prof sur parole.