Statue au téléphone mobile à… Moscou (une autre à Samara montre un singe
posant comme «Le Penseur» sur son écran).

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Le numérique nous tient-il par la main ou par la barbe?

28 Août 2024 | Carrière et formation

Qui peut nier l’impact du «numérique» sur la «société de l’information»? Mais les débats d’experts – Genève en entend chaque jour, entre l’Union (…) des télécom, l’Université, le Cern et le Club de la presse – tournent à ce point en rond que ça semble être le but de l’exercice: quand le public fait la ronde en se tenant la main, peut-il voir l’orchestre se tenir par la barbichette?

Le Cern dit que le Web est né à Genève: c’est vrai et c’est faux, et même sans chercher bien loin dans les livres, ceux qui ont vécu la «micro-saga» des années 80 savent que – du moment que la «micro» a rendu caduque l’informatique centralisée – les carottes étaient cuites. Bref, le monopole des régies publiques sur les télécom et des médias d’Etat sur l’information était condamné. S’en est ensuivie une période d’anarchie sinon de sauvagerie où les tenants du titre – publics ou privés – «n’ont pas vu passer le puck», comme l’admit plus tard le patron de la Bibliothèque nationale puis de l’Office (…) de la culture.

Héritiers avant de naître?

Le Web a juste émergé par épuisement des Minitel et Reuters, dont on a déjà oublié les mésaventures. On cite Reuters ici car le premier boom de l’informatique en réseau fut le «big-bang» boursier et bancaire, avec ou sans Nasdaq. Le Crédit Suisse d’alors dépensait des centaines de millions par an en informatique. Certes, le flux de données financières est terre-à-terre en regard de celui des savoirs humains. Mais à l’origine déjà, c’étaient des nouvelles cruciales pour les banquiers que portaient les pigeons de Reuters, devenue par la suite l’agence de nouvelles politiques par excellence, puis revenue à la finance à Genève avec son salon Infoworld mort d’opportunisme. Tandis que le patron de Reuters entrait au Conseil d’Edipresse avant de se faire mettre hors jeu quand le malentendu devint patent. Une histoire qui reste à écrire…

Ronald Reagan, père de l’Internet?

Passons à l’Union internationale des télécom: c’est l’ancienne union des «Postes télégraphes téléphones» qui ont tout fait – mais sans succès – pour tuer le Net dans l’œuf. D’ailleurs en 1998, le premier Forum mondial d’internet Inet ne se tint pas au cœur de la Genève Internationale, mais à la Cité universitaire, dans une ambiance de Woodstock (on y vendait même des passeports de «citoyen du monde»). Ladite Union a tenté de se refaire une vertu avec son salon Telecom qui fit briller Palexpo pendant une décennie, puis doubla la mise (sous la pression de la «société civile») avec son Sommet mondial sur la société de l’information et son plus récent AIforGood. Telecom a disparu et le Sommet est devenu un théâtre d’ombres au point que les journalistes – premiers concernés – n’y mettent pas les pieds (c’est l’Unesco qui y pérore sur l’éthique des médias… langue de bois que ne défia cette fois – ô surprise – que l’«ambassadeur français au numérique»).
A vrai dire, le registre des morts-nés virtuels est sans fin: qui se rappelle encore la Fondation contre le fossé numérique qui avait bien un sujet mais n’a pas trouvé son objet et a vite fermé boutique? Par chance, on a l’«éthique» comme os à ronger de substitution (au niveau mondial comme national: p. ex. swiss-digital-initiative.org).

Ils ont branché… une demi-école!

Cela ne décourage pas l’Union des télécom de chercher sans fin un second ou troisième souffle; comme ce programme Giga qui veut brancher toutes les écoles au Net. Une grand-messe vient de se tenir sur le sujet (mise en valeur par une association avant-gardiste de journalistes: voir apes-presse.org), où on a martelé que la moitié des élèves du monde étaient hors ligne. Curieux: selon d’autres chiffres qui arrangent, le taux d’accès au Web dans le monde frise les nonante pour cent.
«Pas connectés comme il faut», précise un cadre de la maison; et à force de «mais», on nous avoue que «accès» veut dire «cent vingt mégabits par seconde pour un coût moindre de deux pour cent du revenu». Bon, avec une langue aussi élastique, on peut dire et faire dire aux mots ce qu’on veut selon les besoins. Aux mots et aux chiffres: «Giga a branché 52,8% des écoles du Bélize», un chiffre précis… à une demi-école près (le Bélize compte trois cents écoles primaires)! D’ailleurs «nombre de pays ne savent pas combien ils ont d’écoles ni où elles se trouvent»: le savent-ils au moins pour les mairies… quand on vote? On se demande aussi pourquoi Panama ou le Rouanda – si bien cotés depuis des lustres – ont encore besoin d’aide, comme on l’a ouï à Giga.

Le fric du cyber est léger
comme l’air

Même dans la Genève internationale, «on ne nous donne pas les moyens de notre mission», geignit tout le milieu «numérique» à un débat au Club de la presse (pressclub.ch, giplatform.org). Or s’il est un domaine où les «moyens» ont joué peu de rôle, c’est bien le «e»: Apple, née dans un garage, a mis les géants de l’ordinateur au tapis; la petite Cisco a fait pareil avec les agences de télécom d’Etat; partie de rien, Wikipédia a démodé l’Universalis, et Google – profitant du sommeil de l’Ifla – n’a laissé à l’Unesco que des os à ronger. Il fut un temps où le patron de «L’Hebdo» citait l’Office fédéral de la communication comme exemple d’administration inutile mais dispendieuse.
Issue du même journal défunt, la directrice du Club de la presse semble avoir là un trou de mémoire: c’est l’Ofcom qui tenait le haut du pavé à son débat. A vrai dire, l’échec du numérique helvétique était aussi fatal que le dénouement d’une tragédie grecque: bien avant «L’Hebdo», le journal «Domaine Public» sonnait l’alarme à une Suisse «en train de rater le virage électronique». Et jusqu’aux années 80, l’informatique était une filière inconnue des Ecoles polytechniques qui jouent depuis lors les matamores avec les «humanités numériques».
Pour la petite histoire, un Genevois rescapé du labo de Jean Piaget voyait dans le Net – bien avant Wikipedia – l’amorce d’une «encyclopédie participative»: mais nul n’est prophète en son pays hormis auprès de Philippe Lugassy qui soutint le projet… hélas! sans que les médias de «service public» suivent.

Ça s’affiche ou ça s’empile?

On ne va pas s’acharner sur ces faux-semblants, car la question de fond est encore bien plus troublante. Depuis que le Net est Net, sa «gouvernance» ne discute-t-elle pas du sexe des anges? Cela fait certes très chic de pérorer sur la confidentialité, la pédophilie, les escroqueries et la sécurité, mais ces problèmes ne sont pas propres au virtuel. On est même surpris qu’ils se règlent bien plus mal au ciel virtuel que sur la terre ferme. A une récente session de l’Internet Governance Forum, on a pu entendre le cri de colère d’un homme qui semblait le plus calé de tous: «La sécurité en ligne est un faux problème: on peut le résoudre sans autres, n’était le nombre d’acteurs qui pêchent en eau trouble». Mais les faux problèmes aident à masquer les vrais; en particulier, le mystère Google! Si, au temps des bibliothèques, les «experts» n’avaient parlé que de chaises et de papier, d’éclairage et d’aération, d’incendie et d’inondation… on aurait dit «mais le cœur du sujet, n’est-ce pas la politique d’acquisition et surtout le système de classement?».
La question est encore plus brûlante sur le Net où s’empilent des milliards de documents (un exposé sur la «littérature grise» à Ailis a mis en cause la «science» des biblis). Or Google n’a jamais été conçu comme un nouveau Dewey: c’est un catalogue par défaut; mais peut-on faire mieux? Si oui, Google eût été inventé avant Google par l’Ifla, Kompass, Reuters, Bodmer, ou le Poly.

Le savoir par défaut

Tout ce qui a été dit plus haut est certes précipité et discutable; mais c’est bien là le hic: ça ne se discute jamais (sauf parfois entre vétérans comme Vint Cerf, Gianni Mocellin ou Raymond Morel et – mais entre les lignes – chez les rêveurs de Diplo qui font la paix sur Second Life). Sinon, suivre l’analyse des professeurs ès Netologie, c’est comme s’en tenir aux avis du Pape sur la Réforme: le cyber est par essence un défi au monde savant. Une caste experte en «et» aux dépens des «mais»; alors on va conclure comme souvent: les non-dits sont des «fake» qui ne disent pas leur nom et constituent la matière première de l’information.

 

Boris Engelson