La paix dans le monde: une Lituanie de l’Atlantique au Pacifique?

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carrière & formation

Le fil de l’histoire fait beaucoup de nœuds

31 Jan 2024 | Carrière et formation

«Tirer les leçons de l’Histoire»… la formule est classique plus que magique: le fil de l’histoire se rompt sans cesse. Métaphore pour un premier «Spécial Formation» de l’année.

A la fin de l’année passée, on a parlé de «serendipité», ce hasard qui fait découvrir des choses dont on ne soupçonnait même pas l’existence. Quel hasard m’a fait tomber sur le «Royaume des Deux Nations» moins royaliste que le roi, je l’ai oublié. Mais ce fut une révélation…

Même Beethoven s’y est trompé

Comment la démocratie est-elle venue au monde, ou du moins, au peuple? Selon le livre, l’heure ou la météo… on aura chaque fois une autre version (et une autre définition). Plus que la leçon du maître, c’est souvent une berceuse ou un cantique qui donne le ton: la Fanfare publique joue à la baguette la marche «Héroïque» de la «Révolution» à la «Déclaration»; mais dans les manuels scolaires au chapitre sur Les Lumières, des notes en bas de page évoquent tout de même le cas d’Athènes («démocratie esclavagiste» comme les Etats-Unis vingt-deux siècles plus tard; mais où le peuple a tout de même son mot à dire).
En tout cas, de triomphe en triomphe, c’est une marche «en avant» dans le temps. Ou – quand la marche avant est mal emboîtée – en arrière dans l’espace? Vu sous un autre angle, le «progrès» cache mal l’autre question: le «despotisme» fut-il lui aussi inventé (sinon pensé comme le fit Machiavel)? En tout cas, pour le philosophe Aristote comme pour le sinologue Wittfogel (à leur tour séparés d’une vingtaine de siècles), le despotisme n’est pas devant ou derrière, mais – par essence – «oriental». Querelle d’experts: s’il faut choisir son camp à partir d’icônes, alors retour à la Bastille pour le 14 juillet où tout a commencé: c’est bien à Paris qu’une République clama «Liberté, Egalité, Fraternité».

Le droit vient pourtant d’Orient

Et soudain surgit un doute: la Loi – notion plus vieille que Hammourabi – est-elle l’outil ou l’ennemi de cette nouvelle Trinité? Question plus cruciale que jamais mais qui a autant de faces qu’il y a de «droits»: les Romains aimaient le droit, les Francs – le mot le dit – tenaient surtout à leurs franchises… comme plus tard les villes de la Hanse, les Genevois de l’Escalade et les Rebelles du Mormont; pis, il n’y a pas plus «légaliste» qu’une Bible ou un Coran. Sans chercher si loin, des auteur(e)s – comme Kriegel ou Canto et même Voltaire – admettent que les Lumières de France ont fait des emprunts au «Bill of Rights» voté un siècle plus tôt dans une monarchie d’outre-Manche.
Mais qu’importe le droit pourvu qu’on ait sa forme: c’est la France d’Eiffel qui a offert à l’Amérique – avec l’aide du journal de Joseph Pulitzer – sa Statue de la Liberté. L’Egalité et la Fraternité sont restées coincées en Europe ou… aux îles du Sud: Karl Marx rêvait d’un «communisme» futur qui renoue avec celui des peuples premiers, et tenta d’expliquer – avec ou sans Rousseau – pourquoi ou comment on avait perdu ce paradis. Que l‘Histoire perde parfois le fil de ses idées, Alexis de Tocqueville en témoigna dans sa «Démocratie en Amérique». On va donc laisser ici la question sans réponse du droit et des droits et revenir aux «Deux Nations» du début: je n’avais jamais entendu parler de la Pologne du XVIIIe siècle comme d’un Etat démocratique, ou du moins, plus libéral que les monarchies voisines qui la dépecèrent. Et qui s’y remirent en 1940: Après-Guerre, le Tribunal de Nuremberg condamna les chefs nazis pour les horreurs contre des Nations sans défense, pas pour les faits de guerre autour de la Ligne Maginot ou contre l’Armée Rouge.

La grenouille plus grosse que l’ours

Il faut dire que, né hors des Eglises, j’ai plus souvent eu des échos de l’intolérance catholique que du libéralisme binational, mais peu à peu des souvenirs épars remontent à la surface. Un ami polonais – mon voisin à l’école – m’avait montré un jour la carte d’une Pologne alors plus grande que la Russie (au point de faire peur à une autre puissance: le Danemark de Hamlet). Je fus encore plus surpris quand, bien plus tard, j’ai vu la carte d’une Lituanie s’étendant de la Baltique à la Mer Noire (et même, un temps, à l’Adriatique). Comment par la suite la petite Moscovie est devenue cet immense empire «qui ne sait pas où il commence ni où il finit» est une autre histoire, qui mélange un zèle envers les Tatars et une volte-face d’Ivan (qui avait reçu – comme Néron – une éducation humaniste avant de s’avérer Terrible et de dépouiller les paysans).
Mais revenons au temps où la Pologne et la Lituanie faisaient le grand écart entre les mers froides et les mers chaudes, reliées par des sauts de grenouille entre routes fluviales. Elles finirent par s’allier: ce fut l’Eglise qui cimenta la Pologne catholique et la Lituanie encore «païenne». Ou qui corseta la Lituanie rebelle: là aussi, les récits divergent, même si la main de l’Eglise fut moins lourde que celle des Chevaliers Teutoniques des siècles plus tôt.

Régner par l’épée, gratter comme l’épine

Mais de fil en aiguille, la Pologne devint un royaume «électif» à réflexe «consultatif». Donc trop lent face au danger, ce qui permit son fatal partage entre Russie, Prusse et Autriche – qui voyaient là un mauvais exemple – peu avant la Révolution Française. Un des derniers rois de Pologne avait même fait de son fief de Lorraine une vitrine de progrès social
(voir doi.org/10.31743/ql.13306). Si la Pologne disparut, les Polonais furent des épines dans le pied du Reich allemand et de l’Empire tsariste.
Pas étonnant qu’après la Première Guerre mondiale, quand la Pologne revint sur la carte de l’Europe au nom du droit des peuples, on érigea là-bas des statues à Woodrow Wilson, tandis qu’à Genève ces jours, on joue les Hatchepsout (cette pharaone qui barrait les noms sur les murs). Quant aux Juifs – tiraillés entre leur souverain russe, leur langue germanique et leur terre polonaise – ils se firent mal voir des trois côtés. Souvent dans l’Histoire, le progrès des uns est le regret des autres: qu’en pense John Bagnell Bury, dont le livre sur «l’idée de progrès» m’est aussi tombé dessus par le hasard de la «sérendipité»?

Un deux trois… vous savez tout

Ce texte ne se veut pas un cours d’histoire; moi-même, je prends souvent tare pour barre: c’est en écrivant que j’apprends. Jusqu’à peu, j’ignorais que Napoléon fut tour à tour antimilitariste (voir le livre de Gustave Canton), musulman (napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/napoleon-et-lislam-lanti-croisade/) avant de devenir le bien connu chef de guerre couronné par le Pape et… défendu jusqu’au bout de sa Retraite par les Polonais à cheval.
Inculture normale, car dans notre «société du savoir et des droits», pour passer le test Pisa ou parler à un Forum, il suffit de trois dates: 1789, 1917 et 1945. Quant à la Pologne, au mieux puis-je évoquer la frontière de la Neisse que j’ai vue cet été dans la ville partagée de Görlitz. Ou la Jérusalem de l’Est que fut Wilna, tandis que Trakaï et Evpatoria furent bastions des Caraïtes. Bref, mon niveau est celui du livre sur la Pologne de 1981 aux éditions Mondo, qui résume l’histoire au choix entre «catholique ou communiste» (même un Juif comme Adam Michnik entra dans l’Eglise quand il quitta le Parti).

Une Pologne en formation… continue

Adam Michnik fut un des acteurs majeurs de «Solidarnosc», premier mouvement syndical libre du «Bloc de l’Est» dans les Années quatre-vingts (mais devenu un peu réac’ depuis). Curieux: un colloque a eu lieu à Uni-Mail en mémoire de Solidarnosc fin novembre, mais n’a attiré que des «vieux de la vieille»… guère les nouveaux fans de l’Ukraine: déjà qu’on n’a pas dit un mot de Dantzig en 2020, alors on n’ose imaginer à quoi ressemblera le centenaire du massacre de Katyn dans seize ans. Bref, la Pologne refroidie ne mobilise pas autant que la Palestine brûlante, ni même que le Chili divisé (la mort de Salvador Allende il y a un demi-siècle fut – ces derniers temps à Genève – commémorée sous forme d’expositions publiques et colloques savants, mais on y parla peu (ou alors de haut) de cette moitié du peuple qui vote «mal»). Nous vivons un temps où, plus que tirer les leçons de l’Histoire en les discutant, il faut choisir son camp. Pas étonnant qu’au festival de film de Palestine, le «modérateur» Nicolas Wadimoff ait dit que «le Brésil sort d’une ère de dictature sous Bolsonaro». Il y a du vrai, à condition de tenir la moitié des votants pour des «animaux»: n’est-ce pas ce terme – appliqué par Israël aux soldats du Hamas – qui a horrifié les amis des Gazaouis? Enfin, que la mort du centenaire Henry Kissinger soit passée inaperçue sauf en Chine montre que le «deux poids deux mesures» est le seul rite qui unisse encore les humains. Cette leçon vaut bien une dissertation sur «formation», «déformation», «réformation», «information» et «désinformation», dirait La Fontaine.

 

Boris Engelson