De temps en temps, dans cette rubrique, on donne des coups de griffe même aux savoirs au-dessus de tout soupçon: n’est-ce pas fou de la part du métier le moins érudit – le journalisme – de défier le plus savant: l’astrophysique? Mais on connaît l’adage «la guerre est chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires»: il peut s’appliquer à bien des professions, de l’économiste à l’architecte ou à l’informaticien… et même au physicien.
«Il n’y a que deux moments où un physicien puisse penser à ce qu’il fait: au début lors des études et à la fin, quand il a quitté son job». On a déjà cité ici cette physicienne du Cern qui a fait des exposés tout un an à Cité Séniors. Or le job, au Cern, c’est beaucoup de calculs et de boulons: les débats sur la théorie des cordes ou sur la masse obscure sont là plutôt pour épater la galerie. Plus d’un physicien a quitté le Cern pour la banque et ses calculs de risque ou pour l’informatique et ses argumentaires de vente. «Non… ce n’est pas moins intéressant, au contraire; j’ai l’impression que la cosmologie moderne est dans la même impasse que l’astronomie de Ptolémée il y a deux mille ans: on comprend de plus en plus mal ce qui se passe dans l’univers… alors on ajoute sans cesse des couches de correctifs techniques qui alourdissent à chaque fois la belle théorie de départ», explique un de ces lâcheurs. Ici, on ne va pas faire le procès de la physique de pointe, qui au quotidien est souvent du carriérisme, de la bureaucratie ou du catéchisme… où la gloire du savant et du labo compte plus que la vérité de la science. On va juste examiner un nouvel instantané de la face cachée de la science, telle qu’on peut la voir au Globe du Cern.
Les savants ont l’esprit de clan
Ce soir-là, le Globe était plein d’une foule venue en partie d’Italie pour faire la claque à la troupe de théâtre. Car c’était une pièce sur la place des femmes dans la science – à travers le cas de trois physiciennes – qui était au programme ce soir-là. D’un point de vue scénique, rien à redire: le texte était frappant, le jeu parfait, et dans la salle, chacun(e) avait le cœur battant à chaque victoire de ces héroïnes et la larme à l’œil en pensant à leur calvaire et – à plus forte raison – à la triste vie des laissées-pour-compte qui n’ont jamais pu réaliser leur rêve. Mesquins mâles, qui invoquaient des prétextes primaires pour protéger leur monopole savant! Mais en quittant la salle, on était en droit de rester sur sa faim, si édifiant fût le spectacle.
L’évidence a double sens
Certes, bloquer les carrières scientifiques de «la moitié du ciel» – comme Mao nommait paraît-il la gent féminine – est un stupide gaspillage de talent. Au Globe du Cern, d’ailleurs, les rares à ne pas faire du catéchisme et à mettre le public dans le coup du doute et de la quête des mystères de la matière furent – en deux conférences distinctes dont l’une récente – un homme en fin de carrière mais encore dynamique (l’audacieux Bruno Mansoulié, auteur de «Physique en crises») et deux femmes encore à mi-parcours… dont le nom n’est pas facile à retrouver, car une est hélas! morte depuis lors dans un accident d’auto. N’empêche, en laissant derrière soi la troupe de théâtre, on pouvait se poser une ou deux questions… qui en appellent d’autres moins faciles, mais plus cruciales. D’ailleurs, les femmes ne sont pas seules à avoir été snobées par la science: les marins ont à coup sûr joué un rôle majeur dans l’histoire de l’astronomie, mais la gloire n’est allée qu’aux Aristarque ou Copernic; quant aux bouchers, soldats et bourreaux, ils ont sans nul doute observé l’organisme avant Hippocrate.
Les grandes douleurs sont aveugles
Mais on doit distinguer ceux ou celles oublié(e)s qui ont bel et bien accompli des exploits sans laisser de trace et ceux/celles qui n’ont pu prouver leur talent, car on avait oublié de leur ouvrir la porte. Encore plus mal loti(e)s que les femmes: les handicapés, dont on parle souvent ces jours au Palais des Nations et à l’Université de Genève. Mais comment donc enseigne-t-on les sciences les plus abstraites – le big-bang, les trous noirs, l’expansion de l’Univers, les étoiles brillantes ou à luminosité variable, l’énergie obscure, les champs quantifiés – à des aveugles qui n’ont jamais vu la lumière? Certes, la pédagogie fait parfois des miracles, à en croire la biographie d’Helen Keller, qui a pu apprendre les langues bien qu’aveugle et sourde, et a même parlé devant des salles combles. Mais sauf erreur, elle n’y parlait pas d’électromagnétisme à la manière de Faraday ou de Maxwell. A la rigueur, à la manière de Moïse entre son buisson ardent et sa source sacrée: elle a écrit un livre sur la religion.
A quand un Nobel de la frime?
Alors je me suis accroché à la question, en écrivant au service de presse du Cern qui a fait la sourde oreille; puis à l’Ecole Perkins où étudia jadis Helen Keller. En ligne, on trouve bien une poignée de projets pour rendre l’astronomie moins exclusivement «visuelle»: une Université britannique propose de faire des maquettes d’étoiles… ce qui est bien – si on ose dire – «terre-à-terre». Mais ne perdons pas espoir: les concepts abstraits – même le vide absolu – ont une forme… littéraire; et c’est au fameux Trialogue du festival Open Geneva que je l’ai trouvée. Une fois encore au Globe du Cern, une matinée était vouée aux «sciences citoyennes», avec les meilleurs experts. A ma question, la reine du sujet a répondu par une tirade à la gloire de l’Unesco, une autre à la gloire du Cern et une troisième à la gloire de l’Université de Zurich… pour conclure que les aveugles pouvaient dormir sur leurs deux oreilles, car «we are working on it» (on s’en occupe… on s’y est attelé). Comment, on ne le saura pas, car le labo en question n’a jamais répondu aux mails. Preuve par trois – c’est le cas de le dire – que les discours sur la science sont un tiers d’intox, un tiers de bluff et un tiers d’erreur. Dommage que ces experts ne saisissent pas l’occasion, car si la pédagogie de la cosmologie ne rendra pas la vue aux aveugles, elle peut ouvrir les yeux aux pédagogues qui s’écoutent parler.