Ce bébé – fils d’un Afroaméricain et d’une Amérindienne – sera un des colonisateurs du Libéria (www.paulcuffee.org).

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hors champ

N’est pas diasporique qui veut

12 Juin 2024 | Articles de Une

Être «Hors Champ» ne veut pas dire «déserter le champ de bataille»: si on a peu parlé, cette année dans cette rubrique, des deux ou trois grands drames qui défraient les autres médias, ce n’est ni par cécité ni par lâcheté. Mais de l’Europe de l’Est au Proche-Orient ces temps, le public ne manque pas d’aliment à se mettre sous la dent… sans qu’on en rajoute. Et en parlant trop fort et trop vite, plus d’un expert s’en mord déjà les lèvres. Par contre, bien des choses sont à dire autour, sinon au centre, du sujet.

Fin avril, un «festival» de photo est passé sur la pointe des pieds entre la Maison de la Paix et Webster University (photogeneve.ch). Et le public qui venait en coup de vent ne saisissait pas sur le champ l’intérêt de ce qu’il avait sous le nez. Mais voyant le désarroi du visiteur solitaire, le photographe compatissant lui ouvrait les yeux. Et alors, ce qu’on savait déjà de l’information écrite se confirmait même pour la photographie: l’essentiel est dans ce qui ne se dit pas et ne se voit pas. A première vue, tout autour d’une salle, les photos grandeur nature d’hommes et de femmes sur fond de Léman semblaient raides comme des statues. En fait, c’étaient des Italiens et Italiennes de Romandie en méditation identitaire; illustrant un des thèmes du festival: «La diaspora invisible».

Pain et choc

Le photographe en question – Francesco Arese Visconti – dit à sa manière ce que disait jadis le film «Pain et chocolat». «De nos jours, un Italien en Suisse, ça ne se voit pas; en tout cas, lui-même ne saurait dire à quoi ça se voit; n’empêche, être petit-fils d’émigré, ça reste dans sa tête». Une psyché décalée, c’est sans doute ce qui est le plus durable dans une «diaspora». C’est vrai des Grecs, des Sikhs, des Roms, des Juifs et même des… Palestiniens. Même si pour les uns, on devrait parler non de diaspora mais d’émigrés ou de réfugiés… ou d’apatrides… ou même parfois de colons sinon d’envahisseurs: l’affaire oubliée d’Aigues-Mortes – massacre d’Italiens en Camargue au XIXe siècle – comme celle des Communards de Nouvelle-Calédonie attestent ces perceptions extrêmes.

Diasporeurs de tous les pays…

Les diasporas les plus connues sont les Juifs et les Roms, et d’ailleurs ils ont en commun de n’être que diaspora: les Roms n’ont pas de pays à eux, et les Juifs étaient dans le même cas avant qu’on crée Israël pour les caser (et soudain – ô ironie – les encenser avec les effets qu’on sait). On pourrait parler de même pour les Arméniens (voire les Grecs), mais même du temps de l’Empire ottoman, ils étaient majoritaires dans certaines provinces, comme aujourd’hui les Kurdes. On nomme parfois les Peuls «Juifs de l’Afrique», et c’est vrai qu’ils sont plus errants que locaux. De plus en Afrique, le réseau libanais ou grec comble les besoins du commerce… ou garde la main dessus. Question de poule et d’œuf: si Rastapopoulos n’était pas là, le sorcier serait-il épicier? se demandait Tintin. En Inde aussi, des métiers sont aux mains de minorités; mais l’Inde prouve surtout qu’entre ethnie et caste, il y a parfois double emploi.

Où est le «chez toi»?

On pourrait même élargir le propos à la religion: Réformé n’est pas une diaspora en Allemagne ou aux Etats-Unis, mais en France, si… au point que les protestants – même venus d’Allemagne comme Necker – ont fait de Genève leur capitale par défaut. A Chicago ou Atlanta, ce sont plutôt les catholiques – Italiens, Irlandais – qui se sentent «minorité» dans leur ghetto. On parle aussi de diaspora pour les Chinois d’Asie du Sud-est ou des Amériques; mais cela n’a pas tout à fait le même sens que pour les groupes cités plus haut: un Chinois de Malaisie a derrière lui un milliard et demi de Chinois du continent; comme l’Arabe le plus pauvre se sent tout de même fort de sa «Umma». Par contre, quand l’émigration est le fruit d’une rupture avec la mère-patrie, on peut parler sans hésiter de diaspora: c’est le cas des Iraniens d’Amérique ou des Boat People du Vietnam (la plupart Chinois mais peu enclins à rentrer en Chine). On pourrait poursuivre la liste, et – selon l’analyse politique – on trouvera que les Rohingya sont une communauté martyre ou des immigrés abusifs (Rangoon même ayant été pour les Birmans – avant l’indépendance – une ville plus indienne que nationale).

Le peuple Exodus

Mais foin de catalogue, qui serait sans fin: de toute façon, l’auteur de ces lignes n’est pas un expert et pourrait se faire taper sur les doigts ou sur la langue pour telle erreur ou tel avis. Ce qui compte, c’est qu’une minorité doit toujours se positionner, par le haut ou par le bas: en Californie vers 1900, les Japonais avaient le même réflexe que les Juifs sur la Côte Est: compenser leur situation précaire par une réussite intellectuelle ou commerciale. A l’inverse, les Israéliens – majoritaire chez eux – ne sont plus perçus comme des Juifs par certains de la diaspora. Qui auront parfois des atomes crochus avec des… Palestiniens émigrés (s’ils ne sont pas trop islamiques): on oublie souvent que les Palestiniens sont vus par certains Libanais ou Jordaniens aussi mal que les Juifs jadis en Allemagne.

Les Libériens sont-ils colonialistes?

On ne peut omettre ici le cas curieux du Libéria: quand certains Noirs d’Amérique et leurs amis firent la promotion d’un retour en Afrique, ils se comportèrent comme les sionistes en Terre Promise: leur projet «humanitaire» faisait peu de cas des habitants du pays où ils revenaient bâtir la société idéale. Il semble bien qu’au Libéria, ce malentendu dure jusqu’au présent siècle.

 

Boris Engelson