Opération de renaturation du Salève en cours.

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Au Salève

Les Carrières invitent, les opposants fulminent

22 Juin 2022 | Articles de Une

Les Carrières du Salève ont ouvert leurs portes au public le 18 juin. Exploitées depuis 1830, elles continuent de balafrer le pied de cette montagne française chère aux Genevois. Le gisement de calcaire ne tarit pas, au grand dam des opposants, qui exigent que la nature reprenne ses droits au plus vite. Une pétition adressée au Conseil National est sur le point d’être lancée et une motion vient d’être déposée auprès du Conseil fédéral.

«Il faut 23 kilos de gravier et de sable par jour et par personne pour habiter, marcher, rouler sur les routes, voyager sur des lignes de chemins de fer», indique François Garcin, directeur du développement et de l’environnement chez Chavaz SA, l’une des deux PME qui se partagent l’exploitation de 57 hectares des Carrières du Salève, avec Descombes Père & Fils. Ces statistiques françaises de 2020 font écho aux 63 millions de tonnes utilisés dans notre pays à l’année, selon l’Association suisse de l’industrie des graviers et du béton. Soit un kilo par citoyen à l’heure. Autant dire que les matières premières minérales sont l’épine dorsale de notre société. Situées au-dessus des communes frontières de Veyrier/GE, les carrières du pied du Salève en produisent chaque année 500 000 tonnes en moyenne. Elles sont destinées au marché local, dont 20% utilisés à Genève pour faire du béton, des routes ou des travaux de terrassement. Elles ont notamment servi pour les chantiers du Léman Express et de la plage des Eaux-Vives. Reste à savoir si, hors conflit d’intérêts, une symbiose peut exister entre économie et écologie.

Concession renouvelée au-delà de 2033

L’incompatibilité entre exploitation du gisement et protection du patrimoine naturel apparaît fragrante au sein de l’Association pour la sauvegarde du Salève (ASSAL), fondée à Genève en 2019. Excédée par l’atteinte massive faite à la montagne dont la balafre sur son flanc nord-ouest saute aux yeux loin à la ronde, sans compter les nuisances subies par les communes voisines, bruit des tirs de mines et poussière, elle est d’autant plus agacée que les exploitants des carrières entendent demander le renouvellement de leur concession au-delà de 2033. Jusqu’à quand? «Nous constatons que le potentiel de production est plus important qu’on ne le croyait, observe François Garcin. Malgré nos réévaluations régulières, il nous est impossible de prévoir quand le gisement sera épuisé». Seule chose certaine: par directive préfectorale française, le périmètre d’extraction est strictement limité et ne peut être étendu. Mince consolation pour les opposants, qui réclament une vraie planification de renaturation et un contrôle du suivi par les collectivités publiques. Les explications fournies par les carriers qu’ils avaient rencontrés il y a deux ans n’ont pas eu l’heur de les convaincre. «Ils sont à la fois juge et partie, note Stéphane Herzog, membre du comité de l’ASSAL. A ce titre, ils ne peuvent se porter garants du processus de réhabilitation».

La balafre du flanc nord-ouest du Salève saute aux yeux loin à la ronde.

Renaturation: «inadmissible lenteur»

Les informations fournies par le porte-parole de Chavaz & Fils sonnent comme une réplique:  «L’autorisation  d’exploiter  une carrière va de pair avec le devoir de remise en état, selon la règlementation française appliquée par les préfectures régionales. En l’occurrence la préfecture haut-savoyarde. Un contrôle strict de nos droits et devoirs est effectué chaque année par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DRAL)».
Concrètement, l’abandon de l’activité industrielle et la restauration du site sont planifiées depuis le renouvellement de la concession en 2003, valable trente ans. L’opération de renaturation a commencé sur les secteurs qui ne sont plus exploités, mais pour l’ASSAL, le processus est bien trop lent. «Près de vingt ans plus tard, plus de la moitié de la surface aurait dû être réhabilitée», s’insurgent ces amoureux de la nature.
A l’heure actuelle, un quart des 57 hectares de carrières a bénéficié de mesures de réfection. Quelque 120 000 mètres carrés revégétalisés et 3 200 000 tonnes de matériaux inertes ont contribué à la recréation du corridor biologique entre le Petit Salève et le Golf de Bossey, indispensable au passage de la faune. Quant au reboisement de cette zone, il ne pourra être projeté qu’ultérieurement. Enfin, depuis 1991, trois hectares de roches mises à nu ont été artificiellement patinés à ce jour pour accélérer le retour à la couleur naturelle de la falaise vieillie.
Pour sa part, le Syndicat mixte du Salève – association de dix-neuf communes haut-savoyardes pour la sauvegarde du patrimoine naturel -, a mandaté la Haute Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA), pour procéder, entre 2015 et 2021, à une série de tests de plantations sur des petites surfaces du site, pentues et très sèches. «En six ans, parmi les techniques expérimentées, celles du paillage de graminées et de semis d’herbacées ont donné des résultats concluants. La reforestation, par contre, ne peut être envisagée qu’à long terme, plusieurs dizaines d’années, en raison d’une croissance difficile sur un sol rocailleux et sec», explique Patrice Prunier, professeur à l’HEPIA. «Nos résultats feront l’objet d’un prochain colloque. Il reviendra alors au préfet de Haute-Savoie de décider l’application des solutions proposées». «Jusqu’ici, nous renaturons par des méthodes plus traditionnelles, par projection de graines sur des terrains humidifiés», indique pour sa part François Garcin.

La solution du recyclage

Pour les carriers, la gestion vertueuse du site industriel passe également par le recyclage des matériaux de construction. «En dix ans, grâce aux filières du bâtiment et des travaux publics, le secteur des déchets de chantier recyclés a fortement progressé. Ils sont, en termes de volume, à plus de 80% dans le cycle des matériaux. Ce qui représente 10% des volumes que nous extrayons, indique François Garcin. Tout aussi abondants, les déchets de terrassement sont pour leur part utilisés pour remblayer le site après excavation». A terme, lorsque le gisement de calcaire sera épuisé, les exploitants envisagent de se concentrer sur un secteur du recyclage de plus en plus porteur.
Une perspective trop hypothétique pour les opposants, qui ne veulent pas attendre des décennies pour que le massif savoisien, extraordinaire espace naturel de loisirs pour toute la région, retrouve son intégrité. Dans les années 1990 déjà, la députation genevoise était intervenue en vain, dénonçant un «massacre du site indigne de la coopération transfrontalière». «En 2019, la question posée par un député socialiste au Conseil d’Etat est restée lettre morte», constate Henri Roth, historien et membre de l’ASSAL. De fait, quel que soit l’avis du Conseil d’Etat, il ne peut être que consultatif. Dès lors, déposée le 16 juin, une nouvelle motion du conseiller national socialiste Christian Dandrès demande au Conseil fédéral d’intervenir auprès des autorités françaises. Quant aux membres de l’ASSAL, ils ne baissent pas les bras. «Les instances politiques du Grand Genève doivent prendre le problème en main», déclaraient-ils, tandis que les carrières s’ouvraient au public le 18 juin dernier. Ils s’apprêtent par ailleurs à lancer une pétition adressée au Conseil National.

 

Viviane Scaramiglia