/

Hors champ

Le doute en questions

15 Jan 2025 | Culture, histoire, philosophie

Doit-on… peut-on… douter de tout? Cette question – reprise dès la rentrée au Café Philo d’Annemasse – n’est certes pas nouvelle: sous «doute», on trouve en ligne des douzaines de citations de grands noms ou de petites voix. Mais si de tout temps le doute et l’ordre se sont battus, le dilemme nous pique à vif à chaque pas de la vie. Voyons donc terre-à-terre avec quels doutes ou quelle foi on peut ouvrir l’année.

Au fil des ans, on croit pouvoir faire le tri entre les thèses douteuses et les affaires classées. Après avoir nagé dans les vagues contre ou dans le vent, on veut aller de l’avant sur terre ferme: en ce sens, plus on a appris, moins on sera prompt à mettre son savoir en cause. Pas facile de dire «Je me suis trompé de cap» après avoir franchi toute une mer… surtout si on s’en rend compte sur le tard. Le 6 janvier à Annemasse – un exemple sur mille – on a évoqué les héros qui mirent à bas l’Apartheid en Afrique du Sud: «Ces gens avaient foi en leur cause… ils étaient fermes dans l’action».
Vrai, et dans les milieux solidaires, on chantait souvent ce «We shall overcome (…) deep in my heart I do believe (…)». Forts de cette «croyance», ils ont en effet vaincu; mais leur foi eût-elle été aussi forte s’ils avaient prévu que la déception viendrait peu après l’égalité? Contestataire s’il en fut en 1968, Daniel Cohn-Bendit nomme désormais l’Afrique du Sud «tombeau de tous nos credos». Assez pour les objets tragiques de doute; on va voir plus avant l’autre pôle, plus comique, voire tout à fait cocasse.

Le duel du pour et du contre

Soirée de Noël chez des proches qui viennent d’emménager dans un studio tout neuf; «Chez nous, on rabat le couvercle après avoir fait pipi»: question de goût, de courtoisie ou d’hygiène? «C’est prouvé… quand on tire la chasse, ça éjecte des virus dans toute la salle, jusqu’à la brosse à dents!». Preuve qui mène au doute, car ça sonne un peu trop hygiène du XIXe siècle: depuis, on sait que l’air n’est pas très «contagieux».
Certes, la Covid a jeté le doute sur le doute au doute; et des textes en ligne – fort savants – confirment la thèse du risque si on omet de couvrir. Pourtant, deux pages plus loin, des études tout aussi savantes disent le contraire: «En baissant le couvercle, on limite l’effet aérosol, mais on crée là-dessous un bouillon plus coriace qui fera tôt ou tard des dégâts». Que vient faire cette affaire de latrines dans la métaphysique de l’irrésolution et de la certification? Elle montre que même dans un contexte aussi familier, sur un sujet de la taille des fesses, avec des outils d’analyse si précis, on oscille entre deux thèses depuis cent générations. D’ailleurs, le choc des civilisations est aussi celui entre l’eau, la pierre et le papier comme formule magique de l’hygiène. Fort de cet essai en cabinet, on va tester les points d’interrogation et d’exclamation sur les grands drames du monde.

La bonne éthique et la vérité vraie

Janvier étant encore le moment des rêveries hivernales et des espoirs débridés, le soussigné va égrener ses doutes et ses dogmes à lui, quitte à ce qu’en décembre il doive abjurer sous les tomates des lecteurs. Le Proche-Orient d’abord: Je ne doute pas qu’Israël abuse sans cesse de ses «droits» mais je doute qu’au hall d’Uni-Mail on y comprenne quoi que ce soit. L’Ukraine ensuite: Je doute que l’Ukraine soit plus libre depuis qu’elle est à l’Ouest, mais je ne doute pas qu’un jour on rira des livres d’histoire de Poutine; je doute que l’Eglise russe ait des états d’âme fraternels, mais je ne doute pas que les Tatars aient aussi droit à la Crimée. Ce jeu du doute se cache dans des jeux de mots, mais au lecteur de viser son mille: c’est un outil pour «mettre en question». Et de tout temps, le clin d’œil a permis de défier des tabous sans risquer le bûcher; alors quittons les sujets chauds de la planète pour les êtres en béton de nos institutions.
Avec ce jeu du doute, grattons un peu la laque des opinions convenues qui font les «décideurs», et des slogans qui consolent les «petites gens» à Noël. Je doute que l’amour sauve l’humanité sans l’étouffer, mais je ne doute pas que la droite science dure (surtout depuis que la «relativité» a relativisé la durée et la droite). Hélas! je doute que la vérité – terreur des trônes à la Renaissance – arrange ou dérange à l’ère de l’opinion «éthique». Je doute que nos édiles soient des idiots, mais je ne doute pas qu’ils doivent faire comme si.

Rendez-vous dans un an pour
le bilan

Un livre vieux de cent ans – trouvé aux puces – met en lumière «le problème de la compétence dans la démocratie», arme du savoir et du doute. Que de livres lucides sont boudés car l’auteur plus tard a fauté (celui de ce livre a fini à Vichy). Mais peut-on faire preuve de vraie vertu sans avoir goûté au péché? Se demande le film «Ida» et le roman «Perahim». La vertu droite dans ses bottes fait «l’homme à une dimension» de Marcuse. Le vertueux Pierre Bourdieu – dieu des sciences humaines – fut à sa manière un «déterministe» (ce qui n’est pas une raison de bouder l’hommage qu’on lui rend le 23 janvier: lesaffame.es).
Tandis que Socrate – doute incarné et doutant même des démocrates – ne put avoir d’autre sort que la ciguë sans écrire. D’accord! Ce texte tourne autour du pot comme dans la Bible on tournait autour de Jéricho, mais n’est-ce pas ce que conseille notre culture municipale? «Dance first… think later», tel était le titre d’un récent festival au Quartier des Bains.
Alors, à chaque lecteur de dresser ses doutes et ses dogmes et de les passer au crible des synonymes et antonymes: rien que ceux de doute et de foi remettent tout ce qu’on croit ou qu’on voit en question.

 

Boris Engelson