A quoi bon les plans quand le monde brouille les cartes?

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hors champ

L’anticipation est-elle toujours en retard d’une guerre?

11 Juin 2025 | Culture, histoire, philosophie

 «Hors Champ» parle de ce qui est hors du champ de vision des gens qui ont la tête dans le guidon. Cette semaine, Genève a été le théâtre de quatre congrès ou salons hors normes… ou plutôt, on voit des choses hors normes par les fentes entre ces quatre trop-pleins. La question contenue dans le titre sera déclinée plus loin, de deux ou trois manières.

Le Forum du travail (ilo.org), le Salon de la précision (ephj.ch), celui de la chaîne pharma (thepharmadays.com) se tiennent chaque année dans notre République; le Forum sur la prévention des risques (globalplatform.undrr.org), c’est plus rare. On va voir ici ce qui s’y est dit et ce qu’on y a omis: nul doute, les milliers d’experts qu’on y a croisés forment ensemble une fabuleuse encyclopédie du XXIe siècle. Alors sur une page, on va dire en hâte ce qui a le plus frappé Hors Champ.

L’enfant et le roi nu

La prévention des catastrophes est une question de survie pour les humains et même pour leur planète, La Palice ne dirait pas mieux. Hélas! si on le voit venir, le désastre sera évité à temps, sauf s’il s’agit d’une comète ou du soleil. Et si c’est un vrai désastre, c’est qu’on ne l’aura pas vu à temps. Ainsi, même après une semaine de congrès, on n’a pas la réponse à la question enfantine: «Pourquoi en 2004 n’a-t-on pu lancer l’alerte au Sri Lanka alors que la vague partie de Sumatra a mis des heures avant de frapper l’autre côté de la mer?»; la radio était pourtant déjà vieille d’un siècle, les agence maritimes encore plus… or seule une gosse a crié «Attention… l’eau recule de la plage… une vague énorme va venir!». Bon, en 2025 près de la Place des Nations, ils ont promis de ne plus faire la gaffe. Il faut dire que les «catastrophes» et «désastres», il y en a de tout type: sécheresse et inondation, séismes et ouragans, incendies et guerres, effondrement et explosions, épidémies et collisions…

Pour être riche, faut casquer

Aux Nations, on a bien sûr mis en boucle les mots clefs censés nous sauver: «Communautés», «Accessibilité», «Coopération», «Transparence», «Résilience»… mais quand une tornade se forme au milieu de l’océan ou qu’un avion tombe sur une montagne, qui sont les «communautés» dont la sagesse aurait dû être mobilisée? Un accent fut mis sur ceux que même le «On ne laissera personne en rade» oublie souvent: les sourds. On a bien sûr parlé aussi d’argent: «Chaque franc mis dans la prévention en rapporte quinze à terme!». Vraiment? Si on devait couvrir toutes les rues de Genève pour en faire un casque pour les passants contre les chutes de pots de fleurs, serions-nous riches à milliards comme le promet le retour de quinze à un? Par contre, au vu de leur faible taille, Nauru ou les Maldives – qu’on exhibe sans cesse comme victimes du climat – pourraient sans trop de frais se protéger comme le fit jadis la Hollande, non?

La fable du chien et du loup

Va pour le forum des désastres; on va voir celui du travail: l’Organisation mondiale en question a décidé enfin de prendre à bras le corps le problème des plates-formes. Par là, on désigne ces armées de travailleurs qui ne sont pas pour autant des salariés, mais qui – avec la technique moderne – ne sont plus des isolés réduits à mettre une annonce au panneau du coin: Uber est un exemple de plate-forme, et pas d’emblée le meilleur. Mais cet «entre-deux» fait la nique au patronat comme aux syndicats: ceux-ci veulent à tout prix faire entrer ces électrons libres dans le «travail formel». Symptôme: l’annuelle Conférence internationale du travail – à l’inverse de celle de la santé – n’agende pas d’ événements parallèles» associatifs: elle tient pour acquis que sa structure «tripartite» (gouvernements, syndicats, patronat) inclut déjà la «société civile». Pis, les travailleurs «informels» brouillent le «classement des professions», surtout avec l’«intelligence artificielle» qui rend banals des métiers de pointe et superflus certains nobles.

Patrons sans devoirs ou agence de placement?

Bien que de tels systèmes donnent du travail à ceux ou celles qui n’en ont pas et leur laissent une certaine liberté, ils ont vite acquis l’image de négriers. Certains travailleurs s’écrient alors: «Pas de contrat ne veut pas dire pas de patron!», comme on a pu le lire à une réunion sauvage de trois jours à l’Université ouvrière, dénonçant le «capitalisme de plate-forme». De tels travailleurs du troisième type sont venus des quatre coins du monde y apporter des témoignages touchants de douleur et de vérité. Hélas! le mouvement était déjà encadré par l’officialité syndicale d’Unia, qui a invité Fabienne Fischer à conter comment – lors de son mandat – elle avait terrassé le dragon Uber. On eût pu aussi inviter Sandrine Kott, que l’Université honorait d’un colloque au même moment: cette chercheuse émérite a pas mal écrit sur l’histoire de l’Organisation internationale du travail, dans l’esprit rouge-vert de Basta Media (pouvait-on voir au colloque d’Uni-Mail). Car il y a une autre lecture du travail informel: si les plates-formes sont négrières, qu’attendent les travailleurs pour créer la leur sous forme de coopérative (la Confédération syndicale internationale – présente à Genève à leur côté – a la force d’en assurer le succès)?

La comm’ roule pour elle-même

On a eu un bout de réponse à ces questions à Palexpo, qui lui-même a fourni une énigme de plus. Au rez, les PharmaDays, sur la chaîne qui va du labo au malade; à l’étage, le Monde de la (…) précision: la contrefaçon est leur ennemis commun. Au salon de l’étage, un matin était voué à la «medtech»: «Pourquoi n’avez-vous pas convié un ou deux experts du salon d’en-dessous?», demande le soussigné; «PharmaDays? jamais entendu parler!». Pas étonnant: après une première édition ouverte au seul journaliste qui se soit montré – et qui a rapporté avec fougue les choses d’avant-garde qui s’y dirent -, les PharmaDays sont depuis deux ans blindés par des pros de comm’. Le Monde de la précision est au contraire très ouvert, dans tous les sens du terme. Et c’est chaque fois une surprise d’entendre combien ce milieu de petits fabricants de niche a à dire sur la… sociologie. Depuis vingt ans aux tables rondes dudit salon, on ne trouve ni la langue de bois des humanitaires, ni l’intox des universitaires, ni les superlatifs des marques de montres à leurs «shows» de «produits finis».

La sociologie, c’est solide

Ici, on est donc entre artisans, ingénieurs, roboticiens et – certes – commerciaux, qui ensemble doivent retrouver chaque année un équilibre fragile face à des marchés chahutés (les rapports du consultant Deloitte y sont appréciés, mais même sans Fred Lip, la base reste remuante). A vrai dire, les industries du luxe vivent depuis l’origine en état de lévitation: de bonnes horloges, on sait en faire en Allemagne ou au Japon depuis des lustres, et Apple donne l’heure sans montre. Ce n’est donc pas pour l’heure que le client achète une Rolex ou une Cartier, mais le snobisme est une valeur à double tranchant. Est-on là devant une mécanique performante, une rareté de musée ou une œuvre d’art moderne?
Et même là, on pourrait penser que – dans d’autres produits de luxe comme la mode – la Chine ou l’Inde pourraient pousser Paris de son trône pour mettre ce dernier au Palais Impérial. «Le chic a besoin de légitimité: l’Inde et la Chine ont certes une culture de prestige, mais l’élégance née à la Renaissance ne peut avoir un label totalitaire», telle fut le mot de clôture d’un anonyme dans la salle, qui puisa sa sociologie dans… la physique du solide!

 

Boris Engelson

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