hors champ
La vérité est trop soluble dans la démocratie
Il y a une Journée mondiale de la liberté de la presse (le 3 mai), une autre, du «fact-checking» (le 2 avril), une troisième de la lutte contre la désinformation et les théories complotistes (à mi-novembre), une encore plus ciblée, pour le droit à la vérité sur les abus des pouvoirs (le 24 mars), sans parler de celle des fausses infos sur les faux objets, bref la journée «anti-contrefaçon» (en juin). Hors saison, on a ces jours à Genève quatre débats sur ces questions, plus un à Lausanne pour mettre dans la Constitution helvétique un article censé «protéger le public contre la désinformation» (entre autres). Et si l’intox la plus grave était faite par les gens les plus savants prêchant les bonnes causes?
Deux rencontres à venir et deux juste passées, donc, sur la liberté d’expression et la vigilance contre la désinformation: à Genève, le 14 novembre à midi quinze à «La Pastorale», le patron de Reporters sans frontières parlera dans le cadre de la Semaine des droits humains; et le même jour à sept heures moins le quart du soir, un film avec débat sera montré au Ciné-Empire à la Rue de Carouge dans le cadre de Ciné-ONU. Sujet connexe à la soirée du 31 octobre – où la Radio-télé, le Club de la presse et l’Université ouvrière se citaient en boucle – sur le «nouveau journalisme» démocratique «créé par la Société des Nations il y a cent ans». Mais c’est l’atelier de la Croix-Rouge (du 24 octobre) qui peut être pris comme un cas d’école: il illustre le biais «systémique» des croyants de la pédagogie et des apôtres de l’information. Car nul doute, les neuf orateurs et oratrices du «Role of communications and media in addressing misinformation, disinformation, and hate speech in humanitarian contexts» étaient des gens de grande qualité… condamnés à aligner des banalités.
La vérité ne suffit pas au
«parler-vrai»
Le sommet des Croix-Rouges se tient une fois tous les quatre ans: il s’y déploie donc un formalisme – protocolaire ou sécuritaire – peu propice au dialogue avec les médias. Alors on est allé guigner aux «événements parallèles» de la pause déjeuner qui – à tout congrès – sont souvent moins guindés que les plénières. Le soussigné a donc cru que l’atelier cité plus haut serait le parfait interface entre les coincés et les espiègles. Mais audit atelier, tous les orateurs étaient du sérail… alignés en rang d’oignon pour faire la leçon contre la rumeur. C’est vrai que le travail «humanitaire» est de plus en plus en butte à une opinion hostile, souvent «chauffée» par des partis ou pays qui veulent tirer les marrons du feu. Le souci de la comm’ – à l’ONU ou à la Croix-Rouge – est donc de contrer la fausse info, qu’elle vise les délégués des agences, les conseils sanitaires, voire la localisation ou les horaires. L’ennui, c’est que ces problèmes ne sont que la pointe de l’iceberg: celle qui fondrait de toute façon d’elle-même. Voyons les questions plus gênantes, donc qu’on n’évoque jamais.
«Love» ou «hate speech»:
lequel est pire?
«Les discours de haine sont des facteurs majeurs de malheurs entre les humains… semant la discorde et les guerres» (le Secrétaire général de l’ONU cité au séminaire (traduction libre)). Un enfant verrait ce qu’il y a d’illusion dans ces propos: la guerre de Bosnie – avec son «nettoyage ethnique» – a eu lieu dans un pays qui, pendant un demi-siècle, avait prêché la fraternité entre nationalités au nom du socialisme… et nombre furent les couples mixtes brisés au premier jour du conflit. En Israël, ce sont les Sépharades – issus des pays arabes – qui veulent le plus «casser du bougnoul». De même, entre Ukraine et Russie, on s’engueule au téléphone en famille sans plus se faire confiance. Rien n’est plus féroce que les haines entre «frères ennemis»: toutes les sectes et mafias le savent.
Le pompon, c’est le couple, où l’entente parfaite des débuts se mue peu à peu en conflit, ou pire (voir «Le Courrier» du 4 novembre 2024). Croire que le sang est versé par qui «n’a pas compris» est l’illusion des donneurs de leçon. Le hasard a fait que ces mêmes jours, le politologue Rachid Benzine – qui sait que «le silence des pères» en dit plus que le bavardage «mémoriel»… donc peu invité chez les professeurs en mal de transmission – ait dit en gros la même chose dans la petite cave de L’Olivier (icamge.ch), ainsi qu’à l’Université populaire d’Annemasse ( www.upsavoie-mb.fr).
Toute morale exige censure
Si l’amour du prochain ne résout rien, le «fact checking» peut-il donner le coup de grâce à l’intox? Guère, car – comme l’a dit si bien un cadre de l’Unesco à propos de Gaza – «derrière chaque histoire se cache une autre histoire». Et Napoléon avait conclu que «l’histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord». Ainsi, même dans notre «société du savoir», démêler le vrai du faux au Bangladesh, au Myanmar, au Liban… cela prend des années, voire des siècles. Le Septième Art – avec «L’insulte», «Goodbye Julia» ou «Les voisins» – en dit souvent plus long que les certitudes des analystes. On a cru voir clair au Rouanda, mais les avis désormais changent; et «L’empire du silence» que dénonce Thierry Michel dans son film sur le Congo montre que les pires «fakes» sont sans doute les non-dits – pour de «bonnes» raisons – des Nations Unies. D’ailleurs, qui censure le plus ces temps – en purgeant chaque jour les réseaux des Gafam – sinon les amis de la vérité prouvée et d’une presse diverse? Bref, si l’amour vire au meurtre et les bonnes causes mènent aux non-dits; voyons si la «logique» peut nous sauver… au moins de l’erreur, sinon du mensonge.
La démocratie est par nature plurielle
A l’atelier de la Croix-Rouge, on a aussi parlé du «happy end» grâce à la bonne information damant le pion à la sorcellerie (un gosse né avec une lèvre tordue a pu être ainsi sauvé de la meute). Mais là aussi, s’agit-il des mérites de la bonne info contre la fausse? Sachant que pour une panne d’auto ou de télé, un Africain ne va jamais chez le sorcier. Cultiver la superstition peut avoir ses mobiles au second degré: la médecine «moderne», c’est aussi le colon Tintin… alors «Mieux vaut un enfant mort qu’un peuple colonisé» (pour reprendre une formule célèbre). En somme, la superstition a un rôle «social»… pour le pouvoir local,
sinon pour les sacrifiés.
Pas sûr donc que l’«empowerment» (le pouvoir de la société «civile») prôné à l’atelier de la Croix-Rouge soit un outil de vérité. La liberté doit souvent faire la nique aux faits ou à la morale: on a même appris d’un historien hors cadre (www.aperosdelhistoire.ch) que le grand Philibert Berthelier de notre Pont de l’Ile fut à la fois un héros et un… «maquereau»! Un pas de plus vers la liberté qui arrange: «Nous avons l’art pour ne pas mourir de vérité» (F. Nietzsche).
La vérité, bête de foire
Tout compte fait, ce qui pèse le plus sur le «parler-vrai», c’est la langue de bois des institutions modèles. Ce qui clochait à l’atelier de la Croix-Rouge, ce n’était ni les gens, ni l’éthique, ni l’info, mais l’esprit «maison» qui manquait d’air. Et qui est le même quelle que soit la maison: tout au long de l’atelier, les Nations Unies éthérées furent citées comme modèle… malgré les réalités de terrain d’une Croix-Rouge. Détail parlant: même au service de comm’ des Croix-Rouges, Aidex «connais pas». Or à Aidex – salon de l’humanitaire qui se tenait au même moment à Palexpo – parlaient aussi des experts de la Croix-Rouge et des Nations Unies, mais avec une parole bien plus libre.