Alain Ducasse a créé l’ADMO, un restaurant sur le toit du musée du quai Branly, à Paris, qui ne s’inscrit pas dans la durée, mais dans l’éphémère…

/

Rattrapage après Covid

La révolution éphémère fait vibrer les villes

16 Fév 2022 | Articles de Une

C’est un tsunami qui est en train de tout emporter: tout doit être éphémère! Terrasses de cafés, restaurants, monuments historiques, tout doit échapper à la tyrannie de l’immobilité et devenir mouvant, fluide et imprévisible. L’idéal absolu: une ville qui se recompose et qui se renouvelle en permanence!

L’écrivain Jacques Laurent disait que la culture occidentale, c’était d’abord l’envie et le goût du changement. Contrairement aux autres civilisations qui vénèrent la tradition et veulent conserver sans cesse, d’une génération à l’autre, d’un siècle à l’autre, la même manière de s’habiller, la même manière de parler, les mêmes mœurs, les mêmes codes sociaux, le même vivre-ensemble, la civilisation occidentale a toujours eu envie de tout remettre en cause, de tout contester, de tout vouloir changer. Jusqu’à en arriver au fameux «du passé faisons table rase», qui n‘a pourtant pas toujours abouti à des résultats réjouissants, ni glorieux…
Classé en tête de liste des écrivains conservateurs, Jean d’Ormesson partageait la même idée: il expliquait qu’il fallait éviter à tout prix, dans le monde de la littérature et des arts, de se laisser happer par la répétition et la dangereuse facilité des recettes éprouvées.
Cette envie de changement permanent, elle déferle aujourd’hui sur toutes les capitales européennes; elle porte un nom qui est comme une sorte de mot d’ordre, d’étendard flamboyant: l’éphémère! Tout doit être éphémère, tout ce qui fait la vie quotidienne, le paysage, l’atmosphère. Les statues des grands hommes? Les monuments les plus anciens et les plus sacrés? Un parc, une rue, un quartier ancrés dans l’histoire de la ville? Eh bien tout cela est devenu répétitif, pesant et, surtout, terriblement ennuyeux. La ville bouge ou plutôt elle voudrait bouger! Elle ne veut pas être emmurée éternellement dans le même environnement, comme dans des murailles invisibles, mais elle veut découvrir d’autres sensations, d’autres ambiances, d’autres manières d’imaginer l’espace et la vie en commun. Il ne s’agit pas de rejeter ni d’ignorer le passé, mais de le dépasser, de l’enrichir, de le faire baigner dans un décor un peu différent qui – c’est toute la nouveauté – aura promis à l’avance de ne pas s’incruster.

La civilisation du changement

Pour combien de temps construisait-on un immeuble autrefois? Pour combien de temps inaugurait-on jadis la statue d’un héros national, que ce soit un général, un diplomate, un saint ou un littérateur? On les inaugurait au fond, inconsciemment, pour toujours. C’étaient des modèles, des références, des guides. Personne n’aurait imaginé qu’un jour, ils aient pu avoir fait leur temps. Mais la civilisation occidentale, c’est l’idée que le changement en lui-même, comme la mode, est un facteur de progrès, d’invention, d’émerveillement, de surprise. Pourquoi écrire toujours la même chose, demandait Jean d’Ormesson. Pourquoi vouloir que la ville, qui est le lieu de vie par excellence, se fige dans une sorte de routine et d’immobilité? Mais comment secouer l’ordre des choses quand ces choses sont aussi pesantes qu’un immeuble, un ensemble d’immeubles, un quartier entier, un monument de plusieurs tonnes?
La révolution de l’éphémère, c’est peut-être la seule retombée positive de la pandémie de Covid qui a saccagé et appauvri la vie en société depuis près de deux ans. C’est peut-être la preuve, comme aurait dit Hegel, que «la ruse de la raison» continue de veiller sur la pauvre et fragile humanité. Encore plus qu’à Genève ou Lausanne, c’est à Paris, sans aucun doute, que la révolution est la plus visible. Elle a envahi les terrasses des cafés, c’est-à-dire les lieux de vie et de convivialité, de séduction et d’amitié. Plus de 6800 demandes, en deux mois, pour des terrasses éphémères, qui s’ajouteront aux 12 000 terrasses d’avant la Covid. Une espèce de brève explosion festive, la durée de vie d’une terrasse étant en principe limitée à sept mois. Quelques tables et quelques chaises çà et là, quelques mètres d’humanité et de convivialité, en bordure de la route et au milieu des voitures, dans les gaz d’échappement, mais dans la bonne humeur… Des bars pour l’apéro et pour quelques tapas, des semi-guinguettes en pleine ville pour un repas qui n’aura forcément rien de gastronomique. Ces restaurants éphémères sont comme des histoires d’amour, comme des passions improbables et d’autant plus précieuses…

L’éphémère éternel de la jeunesse

Mais c’est ce charme-là, celui de la jeunesse, celui de l’insouciance, qui donne aujourd’hui le ton. Les terrasses éphémères affichent complet, et les grands chefs ont senti qu’il y avait là un frémissement nouveau, une émotion, une idée, une fête comme disait Hemingway! A peine remercié du Plaza Athénée, Alain Ducasse a créé un restaurant sur le toit du musée du quai Branly, à Paris, qui ne s’inscrit pas dans la durée, mais dans l’éphémère. Cent journées pour une cuisine «consciente et durable». Cent journées et pas une de plus, cent journées sans rappel, comme on dit au théâtre.
Une expérience sans concession qui, sur un tout autre registre, fit écho à l’emballage de l’Arc de Triomphe par Christo, du 18 septembre au 3 octobre, qui aura complètement chamboulé la représentation de l’histoire de France, sur un mode à la fois déroutant et, finalement, infiniment respectueux et glorifiant.

 

Robert Habel

EXPLOREZ D’AUTRES ARTICLES :