Un Ulysse isolé voit-il plus large que les dieux de l’Olympe?

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hors champ

La pensée est-elle soluble dans l’esprit de corps?

21 Juin 2023 | Articles de Une

Le «corpus»: la Faculté des lettres ne savait trop par quel bout prendre ce sujet un peu flou qu’elle avait elle-même choisi (fabula.org/actualites/114022/corpus.html). Par contre, un journaliste le tutoie tous les jours, et y voit une notion clef de la «société de l’information»… et de tous ses malentendus, surtout quand le choix du «corpus» est le fruit de «l’esprit de corps».

Oh! on ne va pas embarquer le lecteur sur le bateau d’un colloque parti en quête de mines d’or par la haute mer: laissons aux Agamemnon et à leurs corps de garde les grandes ambitions et suivons les Ulysse dans leur cabotage sans escorte parmi les peuples aux langues étranges. D’ailleurs, votre Ulysse a quitté l’équipage à la première escale (Port Pause Café), lui souhaitant bon vent et lui adressant ces mots d’adieu: «En histoire, universitaire rime avec mensongère». Cette remarque n’a pas été goûtée au pont supérieur, car tout chercheur se voit comme l’ange de la Vérité venu la semer sur Terre. Et c’est là que le «corpus» peut jouer de sales tours: les Eglises ont tenu des débats serrés sur le sexe des anges avec notes en bas de page, mais ont omis la question première: «le Ciel existe-t-il?». On sait désormais – grâce à Paul Veyne – que les Grecs «n’ont pas cru à leurs mythes». Mais les savants modernes, oui, et c’est bien la faute au «corpus»: même du haut de la «Tour d’Ivoire», il induit des angles morts, crée des illusions d’optique, et même cause des taches aveugles au centre du champ de vision. C’est pourquoi mieux vaut parfois voir les choses «Hors Champ»: dur d’être un pur «esprit» quand on est «corps» professoral.

La source du problème, c’est… la source

Un «corpus», c’est en gros la moisson de faits et chiffres – bref, de documents ou témoignages – que va cuisiner le chercheur jusqu’à ce qu’elle livre ce qu’elle cache. Dans les médias, on dirait «sources», ce qui ne les rend pas pures d’emblée: «Quelles sont tes sources?»… «Vous avez de mauvaises sources!»… on entend ça tout le temps. Par contre, «Quel est ton corpus?»… «Vous avez un mauvais corpus!»… ça ne se dit pas. Miracle de la science, mais tout miracle est sujet à caution: dans cette page «Hors Champ» ce mois passé, on l’a encore vu avec l’oubli de John Stuart Mill par des artistes érudits, ou avec les chiffres bateau de l’Organisation mondiale de la santé. Plus on monte en grade, moins on voit à quel point son «corpus» est étriqué, avec un effet parfois comique: – «Dommage que vous n’ayez pas informé les médias»… – «Mais nous l’avons fait!»… – «Ah! oui, pas les nôtres, alors lesquels?»… – «Léman Bleu et la Radio-télé suisse». C’est ainsi que le «Sommet de l’intelligence artificielle» consacré à «la communication et l’information» – mais découvert par hasard à mi-juin dans les caves de la Maison de la Paix – constitue son «corpus» de médias. Vrai, les journalistes ne font pas partie de la nomenclature (ou «corpus») des «professionnels de l’information», si bien que – vues par la piétaille du métier – les «études médias» sont toujours à côté de la plaque. Mais ici, le journaliste est juge et partie, alors voyons d’autres milieux, car tous sont concernés… et d’abord ceux du saint triangle: les «études» genre-race-climat, «intersectionnelles» ou pas. Tailler un mauvais «corpus» au service d’une bonne cause est un grand classique qui met l’intellectuel contemporain à l’abri de toute critique.

L’artiste libéré… du figuratif

Voici un des derniers exemples vécus (dans notre République) de «corpus» choisis sur mesure pour les besoins de la cause. Celui-ci ne fut d’ailleurs pas le fait de professeurs qui bouchent un coin du lecteur par leurs titres nobiliaires, mais d’artistes adoubés par l’officialité culturelle: au Mapping Festival sis entre les Global Studies et le Mamco, on a eu droit à une démonstration des méfaits de la police allemande face aux opposants au charbon. Pas un mot des «raisons» de l’autre bord; juste des images des «victimes»: pourtant, un juge avait trouvé justes les raisons du ministre. «C’est un choix artistique», dirent au soussigné les deux «artistes» tout à leur «liberté». Vrai, le climat est le royaume des chasseurs de données en eau trouble, alors revenons aux arts visuels plus sociaux que climatistes: on a appris ces jours lors d’un colloque au Musée de la Croix-Rouge que les fresques de José Maria Sert au Palais des Nations («Ce qui sépare et ce qui unit les hommes») avaient été en fin de compte payées par le régime de Franco. Ce genre de «vérité qui dérange» n’est pas dans le «corpus» de l’artiste engagé, qui préfère s’appuyer sur (ou être caché par) Guernica de Picasso. Passons à un autre angle du triangle…

Une icône est-elle toujours sainte?

On est en train de déboulonner Carl Vogt, Woodrow Wilson et David de Pury, affreux racistes qui seront à coup sûr condamnés à l’enfer éternel lors du Jugement dernier où triompheront les Martin Luther King, Nelson Mandela et Toussaint Louverture. On a déjà ironisé dans ces pages sur la confusion faite à Annemasse entre Mandela et Luther King. Ces derniers jours, on a eu un nouveau cas à Onex, lors de la présentation de la saison culturelle: un concert «Toussaint Louverture» est prévu pour l’automne. «Pourquoi Toussaint?»; à la question du journaliste, l’animateur répond «Mais c’est un héros de la lutte contre l’esclavage!». Question piège, car à regarder sa bio de plus près, Toussaint est «un mythe qui le dépasse: il a lui-même possédé des plantations et eu des esclaves». Mais pour être juste, on doit dire que l’animateur saisit l’occasion d’ouvrir ainsi son «corpus», et compte en faire bon usage. Comme quoi on peut être «engagé» sans être borné, et ceux qui se bornent le font d’eux-mêmes: c’est ça, fermer son «corpus» pour n’avoir que de l’info ad hoc.

Agrippa et la cause des femmes

Passons aux «études genre»: nul ne va dire que le sort des femmes au fil des siècles fut enviable. Mais tandis qu’une Flora Tristan, malgré ses ambiguïtés à la Toussaint, a eu du courage, les «100 Elles» donnent plutôt dans la facilité: si la «Terrasse Agrippa d’Aubigné» n’est pas devenue celle de sa petite-fille Françoise de Maintenon, ce n’est pas juste histoire de lieu de vie: Françoise ne servirait pas la «cause» comme la reine du «corpus», Grisélidis Réal. Pis, le «corpus» du Département des études genre de l’Université n’inclut pas Sophie de Hatzfeldt, cette première divorcée allemande par la grâce de son avocat Ferdinand Lassalle, mort en duel à Genève. A vrai dire et comme dans le cas de Toussaint, les militantes n’ont de «corpus» que les cas qui collent à leurs conclusions programmées. C’est encore plus vrai des chiffres, qui ne sont pris au sérieux que quand ils vont dans le «bon» sens: les homicides dans le couple, pas hors du couple ou par suicide, encore moins l’espérance de vie (dans les trois derniers cas, les «victimes» sont mâles). Quant au rapport de neuf à un en faveur des dames dans les lettres et la scène (voir le public de Payot ou la troupe chez Kugler), «c’est une question qui regarde la sociologie»… et Sébastien Chauvin (de l’Université de Lausanne) n’est pas pressé de l’examiner. Là encore, la science taille sur mesure son «corpus » pour être sûre de ne pas se tromper… de morale!

Avec un million, t’as plus rien

Sautons à pieds joints par-dessus la question coloniale ou migratoire, qui mériterait un numéro entier. A moins de s’en tenir à un simple chiffre: celui de la démographie. «Tout individu a droit au bonheur», dit la Constitution du premier pays «indépendant», les Etats-Unis. Aussi comprend-on les gens du Sud qui forcent les portes du Nord pour un avenir meilleur: ce sont les moins critiquables. Plus coupables, les militants, les politiques, les juristes, les chercheurs… qui «noient le poisson» de la migration juste pour faire bonne figure sans grand effort: les chiffres des migrants, chacun les arrange à sa manière, et Genève est bien plus «africaine» dans l’espace public que dans les chiffres officiels. Un colloque tenu ces jours au «Poly» de Lausanne a admis que certaines villes d’Afrique ne savaient pas le chiffre de leur population à un zéro près: «Cent mille ou un million pour un quartier de Nairobi… chaque clan tirant la couverture des chiffres à lui». Et les urbanistes du colloque laissaient ouverte la question du million de fantômes qui se trouvait peut-être pour partie en Europe avec son flou d’habitat. En niant le problème, nos Offices de statistiques aussi prennent le «corpus» le moins gênant. Plus tragique, la démographie des carnages: «Là où les Alliés occidentaux n’ont eu que quelques centaines de milliers de morts, l’Union Soviétique a payé un tribut de trente millions». Ainsi se terminait (cité de mémoire) le film «Nuremberg» montré l’autre jour au Palais des Nations par la Mission de Russie. Oui, mais sur ce nombre, combien étaient les Ukrainiens, et pour qui se battraient-ils de nos jours? A nouveau, on peut faire dire ce qu’on veut à un tel «corpus» de chiffres.

La face cachée des humanités

On pourrait faire le tour de tous les hauts savoirs et de toutes les bonnes causes: l’essentiel est dans ce qu’on ne dit pas, fût-ce à soi-même (l’annonce du colloque rendait hommage à la philo d’un Jacques Rancière; d’autres textes savants en ligne le tournaient en dérision). Encore un exemple récent: la Haute école d’art se voit – elle et ses parrains – comme la meilleure au monde… et c’est peut-être vrai. Mais le prouver est d’autant plus facile qu’on élimine du «corpus» les avis contraires. Deux fois cette année, je suis tombé sur des auteurs de livres lauréats de l’Ecole, mais tenant sur elle des propos qu’on ne peut citer sans blesser les yeux chastes. «Une prof a d’ailleurs démissionné en envoyant une longue lettre de démotivation: elle n’a jamais reçu une ligne de réponse. A l’inverse, un journaliste devenu historien et biographe – Christian Campiche – s’est plaint un jour de la manière dont le monde universitaire campait sur les archives, en refusant l’accès à qui écrit sur le sujet, pour en garder l’usufruit au cas où… ce qui incite à somnoler: «Leurs écrits, l’éventuel moment venu, sont peu intéressants». Mais là, on sort des arts visuels pour tomber dans les travers des prétendues «humanités numériques» (humanistica2023.sciencesconf.org).

Dialogue de sourds avec un aveugle

En économie – paradis des diseurs de bonne aventure – le choix du «corpus» fait penser au pouce levé ou baissé de l’Empereur au Colisée: selon que vous preniez la ligne des gains ou des pertes, vous condamnerez une banque à mort ou vous rendrez vie à un commerce. Les rôles sont fixés une fois pour toutes, et ce n’est guère une surprise qu’à l’Organisation internationale du travail, on n’ait jamais écrit une ligne sur Max Lazard: ce pionnier de ladite Organisation eût brouillé les cartes de la fameuse structure tripartite (il était de la célèbre famille de… banquiers). De même, à la Chambre de l’économie sociale et solidaire (apres-ge.ch), on joue – comme chez Gallup – la carte du «Bonheur national brut» contre celle du «Produit intérieur brut». Lequel rend notre société otage du seul «bénéfice matériel»… mais est-ce vrai? La grosse moitié dudit Produit qui va au social – santé, école… – semble hors du champ de vision des militants du bonheur… et se retrouve donc hors «corpus».

Le «corpus» le fera pour vous

C’est un peu différent en sciences exactes, quoique… mais ça mériterait un livre. Pour l’instant, on peut tout de même conclure que la meilleure défense de la Tour d’Ivoire, c’est de faire de l’intox sans le savoir. Ses érudits ont l’âme sereine, les mains propres et sont assis sur des «évidences»: quand donc la science mettra-t-elle au savant un œil au coccyx et des oreilles aux fesses?

 

Boris Engelson

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