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Suppression de la valeur locative

Bouleversement en vue?

29 Sep 2021 | Articles de Une

Des initiatives et des appels à supprimer l’impôt sur la valeur locative s’enchaînent depuis les années 1990 en Suisse. Contrairement à la plupart des pays d’Europe, d’après le droit fiscal suisse, l’utilisation d’un logement de propriété constitue un «revenu naturel» imposable. Dans la pratique, l’impôt est impopulaire et difficile à comprendre, car les revenus sont purement hypothétiques et fictifs. La Commission compétente du Conseil des États a donc proposé, en 2017, un changement de système.

La question la plus controversée est celle des déductions des intérêts passifs: la Commission a proposé de débattre sur cinq variantes. Celles-ci se distinguent par le montant des intérêts passifs déductibles par rapport aux recettes du patrimoine imposables et s’étendent d’une déduction complète jusqu’à la suppression pure et simple.
Cet été, le Conseil fédéral s’est déclaré favorable sur le principe à l’abolition de cet impôt bien réel sur un revenu virtuel. Si le Parlement suit, cela changera de manière considérable le système actuel d’imposition des biens immobiliers, probablement jugé injuste par la majorité de la population.
«Ce système d’imposition est le germe qui a poussé au fil des ans les résidents helvétiques vers un habitat locatif, laissant les propriétaires largement minoritaires, note Patrice Schaer, du Bureau de conseil Schaer & Miffon Associés à Coppet. Le nouveau dispositif, s’il est adopté, incitera les propriétaires à amortir l’hypothèque durant la possession du bien; ils ne trouveront plus aucun avantage fiscal à maintenir une dette et par conséquent à payer les intérêts qui y sont liés».

Patrice Schaer, du Bureau de conseil Schaer & Miffon Associés à Coppet

Tout n’est pas réglé

Si le Parlement entre en matière sur le projet de la CER-E, le Conseil fédéral lui soumet trois propositions subsidiaires:
• Changement de système complet: cette proposition inclut aussi la suppression de l’imposition de la valeur locative des résidences secondaires et elle exploite mieux le potentiel de simplification lié à un changement de système.
• Déduction des intérêts passifs: les intérêts passifs doivent continuer d’être déductibles, dans la mesure où les emprunts servent à obtenir un revenu imposable. C’est notamment le cas pour les revenus générés par des immeubles loués ou affermés et pour les résidences secondaires à usage personnel, pour lesquelles l’impôt sur la valeur locative continue d’être perçu.
• Déduction des investissements destinés à économiser l’énergie et à ménager l’environnement: initialement, la Commission avait proposé de lier, dans la loi sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes, cet encouragement fiscal à la loi sur le CO2. La loi sur le CO2 a cependant été rejetée. C’est pourquoi le Conseil fédéral veut maintenir la promotion fiscale des assainissements énergétiques jusqu’en 2050 au plus tard, afin d’atteindre l’objectif climatique de 2050.
Un peu dubitatifs suite aux déconvenues passées, les observateurs immobiliers restaient prudents, mais une pointe d’optimisme semble se manifester depuis quelques jours (voir ci-dessous l’interview de Christophe Aumeunier, secrétaire général de la Chambre genevoise immobilière). Nul doute que ce dossier sera suivi de près au cours des semaines qui viennent.

 

Vincent Naville 

Christophe Aumeunier (Chambre genevoise immobilère)

Comparaison n’est pas raison

Secrétaire générale de la Chambre genevoise immobilière, Christophe Aumeunier en a assez que l’on veuille absolument comparer la situation des propriétaires et des locataires sur un point précis de fiscalité.

– La valeur locative, c’est un vrai feuilleton politique depuis plus de deux décennies. On croit sans cesse qu’elle va cesser d’être taxée, puis on apprend que la mesure est reportée. Allons-nous vers un dénouement ou faut-il s’attendre à une nouvelle saison?
– Cette fois-ci, j’ai l’impression qu’il y a de bonnes chances d’aboutir à la suppression de cet impôt sur un bénéfice inexistant. Au Conseil des Etats, une majorité se dessine enfin pour la supprimer, sans pour autant empêcher la déduction des intérêts passifs (à hauteur de 70%). Bien entendu, les défenseurs de la propriété et de l’accession à celle-ci (rappelons que c’est un objectif constitutionnel!) refusent que l’on abolisse les déductions en même temps que la valeur locative. La CGI sera auditionnée le 18 octobre par la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national, et nous insisterons sur ce point. En outre, il faut arrêter de comparer la situation des locataires et celle des propriétaires en prenant pour prétexte ce point de fiscalité qui ne concerne que les propriétaires.

– Déduire les intérêts, est-ce indispensable?
– Bien sûr, parce que les Suisses doivent pouvoir devenir propriétaires et entretenir leur bien. Dans les deux cas, ce n’est pas possible si on ne bénéficie pas de déductions. Ce pays a l’un des plus faibles taux de propriétaires d’Europe; si on porte un nouveau coup à l’accession à la propriété, on met en danger tout l’équilibre sociétal. Nul besoin de vous expliquer que la propriété immobilière est un facteur de stabilité et de prévisibilité fiscale!

– Le système d’amortissement suisse est très lent. Est-ce sain que les banques et les institutionnels soient en réalité les vrais propriétaires immobiliers de notre pays?
– Bien sûr que ce système est contestable! A la CGI, nous encourageons vivement nos membres et tous les propriétaires à amortir, au moins en partie, leur hypothèque. Les taux hypothécaires sont aujourd’hui très bas, mais il ne peuvent faire qu’une seule chose, remonter un jour ou l’autre. Si on en a la possibilité, il est inutile de conserver des dettes trop importantes.

GROS PLAN

L’avis de Nathalie Fontanet

 

La conseillère d’Etat genevoise, en charge des Finances et des Ressources humaines, nous confie la position du canton, très actif dans ce dossier depuis plusieurs années.

– Quelle est la position du canton de Genève sur la suppression de la taxation de la valeur locative?
– Le Conseil d’Etat soutient globalement la suppression de la valeur locative. Cet impôt est contesté depuis son instauration en 1934, car il se base sur un revenu fictif.

– Quelles conditions faut-il à vos yeux pour que la valeur locative puisse réellement être abolie?
– Le canton de Genève soutient le nouveau système, à condition qu’il soit équilibré et cohérent. Plus précisément, la valeur locative doit être supprimée aussi bien pour les résidences principales que pour les résidences secondaires. Actuellement, les résidences secondaires ne sont pas concernées, ce qui n’est pas cohérent. Les investissements destinés à économiser l’énergie et à ménager l’environnement, ainsi que les frais de démolition, doivent être admis en déduction aussi bien pour l’impôt fédéral direct que pour l’impôt cantonal et communal. A ce propos, le projet supprime cette déduction uniquement pour l’impôt fédéral direct, ce qui pourrait causer un préjudice à l’activité de construction dans le canton et entraîner une diminution des rénovations. Enfin, les intérêts passifs doivent être admis en déduction à concurrence de 70% du rendement imposable de la fortune. Cette proposition s’avère plus proche du modèle actuel, qui favorise l’accès à la propriété, alors que le projet initial n’autorisait aucune déduction. Ce dernier point a d’ailleurs déjà été intégré dans le projet.

GROS PLAN

L’opinion d’un sage

 

Pierre Ducret, patron retraité de la Régie genevoise Burger et aujourd’hui citoyen de Tolochenaz/VD, a communiqué son analyse de la situation. Un éclairage intéressant à la veille de (nouveaux) débats à venir autour de la valeur locative.

J’avoue être très hésitant face à cette problématique. Aujourd’hui, le discours qui consiste à supprimer la valeur locative et, en contrepartie, ne plus déduire, entre autres, les intérêts hypothécaires, est un discours porteur car, effectivement, ce revenu fictif pénalise lourdement des retraités propriétaires bénéficiaires de rentes modestes.
Mais c’est un discours qui a une donnée conjoncturelle. Aujourd’hui, les taux hypothécaires sont à 1% et, effectivement, un propriétaire paie certes un loyer de l’argent bien inférieur à un loyer payé par un locataire, mais il est lourdement taxé sur un revenu fictif correspondant à la valeur locative de son bien. En 1994, par exemple, le taux hypothécaire devait bien se situer aux alentours de 6,5%, voire plus. Historiquement, on admet un taux hypothécaire moyen de 5%.
Je tente une démonstration, fictive, avec des chiffres raisonnables:
• Prenons une hypothéque de Fr. 600 000.- pour un objet de 100 m2 qui serait loué 22 000.-. (entre 1500.- et 2000 par mois). Valeur locative de 13 200.- (admis 60% du revenu locatif réalisable).
• Avec un taux hypothécaire de 1%, le loyer de l’argent est donc de 6000.-, soit bien inférieur à la valeur locative, et donc il serait intéressant de supprimer cette dernière, quitte à ne plus déduire le coût de l’hypothéque .
• Avec le taux hypothécaire historique de 5%, il est de 30 000.-, soit bien supérieur à la valeur locative, et il vaudrait mieux continuer de pouvoir déduire le coût de l’emprunt hypothécaire.
Ma question: est-ce que dans une conjoncture où le coût de l’emprunt hypothécaire serait de 5%, la question d’une suppression de la valeur locative, par conséquent de la non-déduction des intérêts hypothécaires, serait évoquée? J’en doute un peu, d’où mon hésitation… Cette modification fiscale dont, vous l’avez compris, je crains qu’elle ne soit avantageuse que conjoncturellement, est-elle une réponse appropriée? Parce qu’au fond, la vraie question ce n’est pas de savoir si le taux hypothécaire remontera, mais quand. Et à ce moment-là, aura-t-on eu la sagesse – et les moyens – d’avoir amorti notre dette?

Pierre Ducret