lectures - Pierre Yves Lador
Quand le développement personnel s’efface devant l’art de la marche
Auteur aussi brillant que discret, voire solitaire, le Vaudois Pierre Yves Lador entraîne son lecteur sur les sentiers tantôt lumineux, tantôt broussailleux, de ses marches quotidiennes. Avec à la clef une sagesse qui, au-delà des beautés de la nature, nous rapproche de l’invisible.
Son éditeur Oliver Morattel dit de lui qu’il est, à 82 ans, «le parrain ou le patriarche des lettres romandes». Une appellation que Pierre Yves Lador mérite non seulement en raison de statut de doyen de facto, mais aussi par l’œuvre rare qui toujours fait au lecteur l’éloge de la lenteur, de la hauteur, de la profondeur. Et puis, après tout, ne fut-il pas dans le petit village vaudois de Ropraz le voisin d’un autre géant de la littérature, Monsieur Jacques, comprenez Chessex, notre Prix Goncourt national. «J‘ai habité Ropraz longtemps avant lui, rigole Lador, mais cela dit, nous fûmes d’excellents voisins, qui s’appréciaient».
Dans son dernier ouvrage, un essai magistral*, la marche à pied apparaît comme un reflet de la marche du monde. Sa phrase est musicale – une bien jolie obsession de l’auteur – et vadrouille comme une sente de sous-bois. Elle honore un mode de vivre qui s’exprime en pleine nature, totalement gratuit et donc anti-économique. L’exact contraire de tous ces modes de développement personnel qui s’appuient sur des montagnes de prospectus, de vidéo-conférences, de posts Instagram, Tik Tok, ou autres cours onéreux. Un véritable traité de bon sens contre le prêt-à-penser.
– Pierre Yves, vous souvenez-vous à quand remonte votre découverte de la lecture, de l’écriture, du livre?
– J’ai lu à 6 ou 7 ans, et je me suis aussitôt inscrit à la Bibliothèque municipale de Lausanne. Je n’ai plus jamais arrêté de lire. J’ai commencé par Jules Verne, les grands auteurs classiques, puis la SF, les romans policiers, tout ce qui était mauvais genre, j’aimais ça. J’ai eu jusqu’à 30 000 livres chez moi. J’étais un dévoreur, un homme pressé, même si je prêche aujourd’hui pour la lenteur dans tous les domaines de la vie.
– Ce n’est plus une passion, c’est une manie…
– Dans mon village, j’ai été Municipal des forêts, du bois, donc de la pâte à papier, j’ai tâté de l’imprimerie, de l’édition, de l’écriture (je n’ai vraiment songé à la publication qu’après la quarantaine), avant de finir par diriger la fameuse Bibliothèque municipale de mon enfance… Alors oui, toute ma vie est sous le signe de la littérature.
– Patron de la Bibliothèque de Lausanne, vous le fûtes presque avec des manières de révolutionnaire…
– J’ai été le premier à introduire le polar, la BD et le livre érotique. A la fin de ma carrière, j’y avais constitué la plus grande collection de bande dessinée de Suisse.
– Ceux qui vous connaissent bien vous qualifient d’anarchiste de droite, vrai ou faux?
– Je préfère dire que je suis indépendant, un homme libre si vous préférez. Les lobbies, les chapelles, les mouvements, les tendances, très peu pour moi! J’observe cela avec beaucoup de recul, surtout de l’humour et une pincée de provocation, deux épices qui font souvent défaut dans le milieu culturel romand. Il faut dire que je ne goûte guère les donneurs de leçons ni les faiseurs de morale, anciens ou modernes. Par rapport à tous ces gens, je crois que je sais reconnaître le plaisir quand il survient. Je suis l’ennemi du dogmatisme, des abus de pouvoir. Si tout cela fait de moi un antimoderne, alors soit, je le suis!
– J’enfonce le clou: vous n’aimez pas non plus la grande productivité des auteurs romands!
– Tout le monde peut taper sur un ordinateur, mais tout le monde ne peut pas écrire. Il ne suffit pas de parler de couloirs noirs et humides, de drogués et de clochards, de héros sous alcool pour planter le décor d’un bon polar. Soyons clairs: il y a trop de livres et pas assez d’œuvres…
– Votre formule magique: lire tous les jours, écrire tous les jours, marcher tous les jours!
– Avec l’âge qui avance, l’écriture prend progressivement plus de place que la lecture, mais ce qui me plaît dans ces trois activités, c’est qu’elles me permettent toutes de pratiquer la solitude. Cela dit, je ne suis pas misanthrope: je suis heureux de la vivre, cette solitude. Je suis heureux de ma vie en général.
– Et la marche, que vous célébrez dans ce brillant essai s’apparente un peu à la somme philosophique d’une vie de sagesse?
– Mon père était instituteur, alors il pouvait m’emmener marcher le mercredi après-midi, le samedi après-midi et le dimanche. Et comme c’était un bon naturaliste, avec notamment de bonnes compétences en géologie, j’y ai très vite trouvé un certain plaisir. Ajoutez à cela que ma mère, elle, connaissait fort bien les plantes, et voilà ma formation de «Marcheur vertical» toute faite! Marcher, de fait, me met toujours en joie. Le côté testament d’un bouquin, très peu pour moi, j’ai encore beaucoup trop de choses à vivre, dire, penser. La vie bouge, se modifie. Je lui fais confiance quand j’observe son côté sauvage; elle survivra à l’homme, j’en ai l’intime conviction. Et nos petites décisions n’y changeront rien, qu’elles soient personnelles ou de politique publique. On s’en fout, du pourquoi tout va mal! En tout cas, je prends cette liberté et cela a résolu toutes mes angoisses.
– Alors qu’écrirez-vous demain? Qu’écrirez-vous encore?
– En écrivant, avec mes descriptions souvent à tiroirs, voire trop détaillées pour mes contempteurs, je m’approche de l’invisible. C’est mon but ultime. Mon bonheur.
Jean-François Fournier
*«Le marcheur vertical», de Pierre Yves Lador, Editions Olivier Morattel.