Forts et libres, mais sans savoir… hormis en marine.

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hors champ

La logique est-elle fortuite?

11 Déc 2024 | Culture, histoire, philosophie

Surprise: après tant de mois à choisir les sujets des «Hors Champ» des Fêtes, c’est un hasard qui vient tout bousculer. Début décembre, une leçon sur la traduction dans les organisations internationales (transius.unige.ch) nous a mis sous le nez deux mots qui – à eux seuls – disent toute l’histoire de la pensée. Alors foin de scrupule dans le choix, partons à la suite de ces deux mots magiques.

«Sole ground»: doit-on traduire en espagnol par «único motivo» ou «única razón»? La question vaut aussi dans notre langue: «base», «motif», «raison», «cause»… c’est un peu pareil. Mais chacun de ces mots dirait «Mais non, nous ne sommes pas en bons termes». On construit sur une base, mais base solide ne veut pas dire motif valable, ou logique causale, ni encore sage raison. On va voir cela au cours d’un petit tour dans les sciences, dans les mythes et dans l’histoire.

Le haut: plus d’énergie que
de force?

Avant Isaac Newton, dire «La pomme tombe… de haut» semblait en soi une assez bonne «raison»; on pouvait ajouter «par la force des choses» pour calmer les derniers doutes. Mais le haut donne-t-il raison à une pomme de tomber à la «base» de l’arbre, où elle n’a ni plus ni moins d’«énergie»? Newton et son temps en ont dit plus avec «l’attraction universelle»: «Là-haut, c’est comme ici-bas: les pommes tombent sur Terre pour la même «raison» que la Lune» (qui tombe bel et bien mais – les Gaulois diront «ouf!» – fait des pas de côté pour ne pas se casser le nez au sol comme une bête comète). Puis le jeune Albert Einstein a posé la question: «Mais pourquoi la masse tire-t-elle sans cesse les choses à soi?». Deux générations plus tard, le CERN a ajouté «des choses qui traînent le pas avec l’inertie d’un boson scalaire».

On tourne autour du pot

Les pièges de la raison sont sous les questions les plus simples: la «masse» est-elle une «chose», et les «corps» sont-ils des «grains»? A chaque fois, on croit la cause entendue, car les fausses évidences semblent «vérités de base» sous le poids des habitudes. Puis la faille logique invisible s’ouvre et toute la science y trébuche. A l’Ecole de physique, on mettait l’étudiant en garde contre les chaînes en boucle: «Que le Soleil se soit levé chaque matin ne prouve pas qu’il se lèvera demain»; l’aube peut en effet avoir une «base» fragile. Le Soleil pourrait mille fois sortir de la nuit comme un roi lors du tirage des cartes: ça ne dit rien de la fois d’après. En clair, pour prévoir l’aube suivante, il faut un modèle «causal»: entre l’aléatoire et le mécanique, le cosmologue doit choisir; mais soudain, patatras! Malgré Albert Einstein vieilli et son «Dieu ne joue pas aux dés», la mécanique quantique a remis l’aléa même dans les calculs les plus sûrs. Au niveau tout petit, le grain de matière est un peu onde diffuse et vice versa, or une onde a ses raisons que le corps ne connaît pas.

Relief ou strabisme?

On disait plus haut «soudain patatras», mais ce ne fut pas si soudain: un peu plus tôt – dans les gaz et autres fluides faits d’atomes agités durs à suivre au détail – la «thermodynamique» avait proposé la vente en gros: la «mécanique statistique». Assez pour les lunes et l’atome: ce chapitre ne se veut pas un cours express mais douteux d’histoire des sciences; juste un clin d’œil aux «causes» et à leurs «raisons». D’ailleurs, même les sciences «dures» n’ont pas fini de réunir leurs deux vues de la matière, avec tout ce que cela cause de malentendus en politique climatique. Même les équations les plus complexes peuvent emballer des dés pipés (en finance comme au climat; voir agenda.unige.ch/events/view/41309).

On a plus de «chance» si le lancier tremble

Où se cache la belle brindille? Sera-ce un garçon ou une fille? Les fourmis comme les humains errent à l’aller, mais rentrent assez vite au nid (agenda.unige.ch/events/view/41155). La ligne entre les «lois» de la nature et les «voies» du ciel est claire après coup, mais s’est cherchée pas mal de temps. Les Anciens firent à leur manière de la «recherche», mais dans le zig-zag des astres ou les caprices des pluies, ils ne pouvaient voir que des signes divins: les horoscopes ont toutefois la vie dure dans les médias… et jusqu’au Salon de la voyance des Automnales. Les esprits délurés prennent certes du recul (unige.ch/ic/actualites/lart-du-calcul-du-destin/).
Et un séminaire sur la satire à Byzance vient de montrer que même à l’époque des Basile, les gens ne se laissaient pas mener par le bout du nez (agenda.unige.ch/events/view/41233). Mais avant Marc Gindre (upsavoie-mb.fr), face au sort des gens – «fortune», «malheur» – ils devaient bien se replier sur «le dessein d’un dieu» ou sur «les avatars fautifs». Ou si on ne trouvait pas de manière de gérer le problème, on avait recours aux imprévisibles traces du café ou au tir de la lance. «Pourquoi» et «parce que» sont eux-mêmes des termes dont l’origine est plus parlante que pensante.

L’imprévu des mots et des gestes

A une autre fois, les états d’âme: si une tuile vous tombe dessus, c’est que vous avez jeté une pierre dans une vie passée. Mais que penser de ce terme à double sens: «intouchable»? En Inde, des intouchables se font lapider si leur seule ombre a touché un compatriote plus gradé. «Des gens sans protecteur», disait au XIXe siècle un voyageur bon observateur. De nos jours, ces «Enfants de Dieu» (comme les voyait Gandhi) ont conquis des pouvoirs locaux et – comme tout parvenu – sont alors devenus «intouchables», même par les juges. Une intouchabilité remplace l’autre, mais la hiérarchie reste: l’Intouchable la plus célèbre de notre temps – patronne d’une province de l’Inde – s’est même fait ériger des statues dans les parcs publics.
Alors pour établir la Justice, autant donner sa chance à un quidam, comme jadis le jour de la Fête des Fous: les gens qui prônent l’élection par tirage au sort – afin de briser les coteries – n’ont pas tout tort.

Le singe est niais, mais la
lanterne magique

Débats sans fin, alors on va finir juste par une question qui ne trouve pas de réponse depuis cinq siècles que l’Europe fait la loi du monde, même du haut et des bas de son trône de reine déchue. Les uns y voient l’abus d’une Nation «veinarde», les autres une logique des marges libres, et si l’Occident décline, la question reste encore plus brûlante que jamais. Ici, on va juste poser les jalons du débat: des Nations ont régné par la force, mais sans suite, comme les Mongols; d’autres, par le savoir, comme Athènes, mais ça ne fit pas le poids face à Sparte ou Rome; quant à la liberté, le «communisme primitif» qu’invoquait Marx a cédé le pas aux rois, et seuls la France et les Etats-Unis ont pu en faire un étendard deux siècles durant.
Mais c’est rare qu’une Nation marque son monde avec juste un des trois ingrédients: les forts Mongols montèrent sur la science équine, la sage Athènes épata par sa liberté, comme plus tard la forte Angleterre. Mais deux des trois ingrédients ne suffisent pas non plus: les Arabes et les Prussiens furent puissants et savants, mais pas durables; la Hollande libre et savante fut bloquée par plus forte qu’elle; la Piraterie fut puissante et libre mais sans progrès (on peut en dire autant de l’Espagne et de ses libres Quichotte). Et si la Chine ou les Ottomans finirent par céder le pas, c’est qu’ils étaient trop «au milieu» et donc normés, voire bornés.

C’est rare de tenir trois sceptres de deux mains

Les trois ingrédients ne purent se coller ensemble que dans la périphérie: logique causale ou chance inouïe? Quoi qu’il en soit, l’Occident décrié dort peut-être sur un trésor: l’Europe est sclérosée, l’Amérique hypocrite, et pourtant c’est là que le Sud plein de sève se presse pour migrer. Athènes et Rome n’étaient plus que des bourgades au seuil des temps modernes; or la Bibliothèque nationale, Oxford ou Harvard University et même l’Académie des sciences à Pékin portent une marque gréco-latine.
Ce qui a donné un rôle à l’Eglise – malgré ses bûchers et ses croisades -, c’est d’avoir transmis le savoir gréco-indien, la force et le droit romains, et les franchises germaniques: de Charlemagne à Charles-Quint et Guillaume II, les vainqueurs barbares voulurent trôner sur un Saint-Empire romain-germanique, fût-ce au prix de Canossa! Ce qui n’est pas une conclusion, ni une moralité: juste un rappel pour… raison garder!

 

Boris Engelson