Les quatre vérités de Jean-Marc Vaudiau
A table
«Il faut manger pendant
que c’est chaud!».
La maîtresse de maison prépare le repas sur assiette, tandis que les invités attendent à table. Elle a bien organisé son coup, et maintenant que c’est l’heure, il faut y aller. Les assiettes arrivent une à une. On vient vous les déposer à la place qui semble les attendre. Chacun s’extasie, on mange d’abord des yeux avant de manger tout court, encore ébaubis que toutes ces bonnes choses soient pour vous. Alors, la petite phrase rituelle: «Il faut manger pendant que c’est chaud!».
C’est le «pendant» qui compte. On aurait voulu manger «pendant» que les autres mangeaient, c’est-à-dire en même temps qu’eux, mais voilà, une menace plane, à la fois légère et inéluctable, contre laquelle il faut faire rempart: le temps qui passe. Contrariant donc notre projet initial, une autre synchronie s’impose. Il faut se résigner à manger chaud, tout seul puis progressivement accompagné, ou alors vous mangerez froid avec toute la tablée!
Vous hésitez. Faire passer votre gourmandise avant votre courtoisie! On va attendre un peu! En tout cas la deuxième ou la troisième assiette. Alors germe en vous l’idée qu’on peut trouver une contrepartie: vous évaluez le temps entre chaque arrivée d’assiette, et selon vos calculs vous savez qu’il doit exister un point d’équilibre entre ceux qui mangeront chaud et ceux qui mangeront pas-tout-à-fait-froid. Le coup est jouable.
Mais la maîtresse de maison réapparaît avec le quatrième arrivage: «Je vous en prie! N’attendez pas, ça va refroidir!». Comme il reste encore sept convives à servir, elle a peut-être raison. Alors, soucieux de respecter la consigne, vous soulevez la fourchette et là, un autre doute vous terrasse: vous n’allez tout de même pas mettre de la pagaille dans tant d’art, alors que les autres convives ont les yeux braqués sur chacun de vos gestes!
«Manger pendant que c’est chaud». Cette injonction qui prend à contre-pied la certitude d’une vie promise à refroidir scelle la convivialité autour d’une bonne table. C’est la phrase même de l’affection. Le maître de maison arrive avec la bouteille. Le liquide coule dans les verres, et là au moins on sait qu’on ne va pas devoir boire avant les autres.