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Les quatre vérités de Jean-Marc Vaudiau

L’eau et les rêves

11 Sep 2024 | Les 4 vérités de Jean-Marc Vaudiau

La manie de remplacer les
noms par des acronymes vide
le langage de ses rêves.

Lorsque Gaston Bachelard se rendait à la Sorbonne pour y donner ses cours, il longeait les quais de la Seine et là les clochards qui le reconnaissaient lui lançaient à la cantonade: «Merci pour les cours-heu de la Sorb’!». Bachelard les saluait, leur souriait derrière sa grande barbe banche et s’en allait dans son habit d’une autre époque, tout en regardant couler l’eau et les rêves.
Les clochards! Les cloches ne sont pas celles des cathédrales, mais le mot vient du latin «clopicare», qui veut dire boiter, clopiner. Le clochard est celui qui ne marche pas droit, qui se dégage des contraintes sociales, qui vit misérablement en dehors des lignes. Dans «Notre-Dame de Paris» (1831), Hugo appelle Clopin le chef de la cour des Miracles, cet espace de non-droit composé de mendiants et de vagabonds qui disparaissaient comme par miracle la nuit venue. Il existe donc autour du personnage du clochard une littérature, un fim de Disney, des illustrations de Gustave Doré, des légendes, une narration, voire même une poésie de la misère. Bien sûr, la poésie n’existe pas pour le miséreux, mais elle existe pour celui qui le regarde et, dans l’imagination collective, le clochard vit sous les ponts, au bord de l’eau; une bouteille à proximité, il est le maître de l’argot et du pavé, c’est un être libre en somme. On pense à Bernard Dimey, le poète.
Or le clochard a disparu pour faire place au néo-moderne «SDF, le sans-domicile-fixe, un marginal qui vit avec un chien et des tatouages. La manie de remplacer les noms par des acronymes vide le langage de ses rêves. SDF est devenu un nom commun, alors qu’il n’est que le constat administratif du registre des domiciliations, une évasion de la statistique urbaine. La curiosité pour ces personnes en rupture s’est tarie au profit de la méfiance, voire du rejet; la grande liberté largement idéalisée de l’errant est devenue l’image laide de l’être humain accroupi au coin des rues. Donc le SDF est exclu du monde de ceux qui éprouvent le besoin de dire «nous». Le rejet social est puissant et on n’entend plus: «Merci pour les cours-heu de la Sorb’!».