hors champ
Quand un Serge s’éteint, une bibliothèque brûle
Dire qu’on n’en a pas parlé serait outré: l’église de la Rue Liotard était pleine, pour elle… et un peu pour lui, qui avait eu déjà son adieu en cercle intime. Elle et lui, c’était le couple du siècle, voire de deux siècles, ou en tout cas d’un demi-siècle à cheval entre les deux. Un petit homme agité et une grande femme calme: encore plus dissemblables au regard que Laurel et Hardy, mais encore plus unis par l’esprit. Et c’est moins ce qu’ils ont fait que ce qu’ils étaient qui restera à ceux et celles qui les ont connu(e)s. Lui, en tout cas, on ne peut le cerner par un curriculum-vitae: comme un marabout d’Afrique, il part avec une bibliothèque de souvenirs. Le soussigné en a quelques-uns, car il connut Serge ado et les parents de Sylviane étaient dans son cercle familial.
C’est donc de Sylviane Beux et Serge Desarnaulds – envolés de nuit dans un virage du Valais – qu’on parle: même leurs noms font contraste par le son. Pourtant, ils étaient inséparables et on a pu voir dans leur destin une «sortie théâtrale». Le 22 juillet, pour leur adieu, ces modernes Roméo et Juliette – avec autour d’eux d’autres lignes de front – se retrouvaient une dernière fois au cœur de deux tribus (voire quatre: deux par le métier, deux par la famille). Dans les hommages, on voyait toutes les chorales que la pianiste Sylviane avait menées et nombre d’élèves de ses cours à l’Instruction publique. Pour lui, ce serait plutôt ses lecteurs du «Journal des Bains» ou ses complices des «Créations de l’Esprit».
Les zigzags d’un monde parallèle
Mais autour d’elle et lui s’était formé le cercle du bien nommé Monde à Part, connu pour ses concerts garnis dans une crypte en sous-sol. Pendant la pandémie, ce furent les anti «blabla» de midi en face de la Gare des Eaux-Vives qui prirent le relais et donnèrent un tonus salvateur à Léon Meynet, autre figure incomprise de la culture genevoise. Mais tout ça, d’autres que le soussigné peuvent le raconter, et l’officiant à l’église a résumé de manière vivante cette saga d’artistes déjantés qui portaient l’esprit de 68 au cœur du siècle suivant.
Et une fille de Sylviane a livré au public un portrait plein d’affection mais sans flatterie d’une mère très aimante, mais assez absente. A vrai dire, elle s’occupait encore plus des orphelins de son association au Cambodge que de sa progéniture à Genève. Dans l’autre famille, on pourrait en dire autant… ou l’inverse.
Mon Grand Meaulnes était petit
Mais il est temps d’en venir aux souvenirs plus personnels: bien que n’étant pas dans la même classe au Collège Calvin (il avait quinze ans et moi un de moins), Serge et moi avons été frères de tram pendant un ou deux ans: seul Jan Marejko a joué un tel rôle dans mon adolescence. Et nous pouvions passer des heures au téléphone: à l’époque, la ligne ne se coupait que si les deux raccrochaient… sinon on pouvait reprendre l’écouteur pour tester l’endurance de l’autre. Bien que de culture «universaliste», nous découvrîmes que nous étions tous deux Juifs, et s’il ne l’était qu’à moitié, cela lui donnait autant qu’à moi ce vain complexe de supériorité des «peuples qui ont beaucoup souffert». Je ne me rappelle pas comment notre fil conducteur s’est rompu dans cette adolescence, mais j’ai retrouvé Serge plus tard, après la mort de mon père.
L’an prochain à Cusco
Entre-temps, j’étais devenu moins croyant que jamais, mais je voyais mal mon père – apatride et récusé deux fois – finir au cimetière municipal. Il fut donc mis en terre à Veyrier, selon les rites d’une illusion qu’on nomme tradition. Elle prit toutefois fin à cette occasion: le tribalisme formaliste de la «Communauté» a mis une fois pour toute un terme à l’esprit de clan qui pouvait survivre dans mon identité. J’ai alors publié un long dossier qui fit scandale: «Des Juifs comme vous et moi». Texte qui disait en gros que des trois groupes de Genève – les orthodoxes, les libéraux, les centristes – le plus grand était le quatrième: les désorganisés inclassables. Des incompris, tant du côté desdites Communautés que du côté de l’officialité de notre République, qui aime la diversité tant qu’elle reste dans des cases. Et c’est donc en donnant la parole aux Juifs hors cases que j’ai appris de Serge que sa mère était une Juive bernoise et son père un Péruvien de petite noblesse mais parti Dieu sait où: aussi dans le dossier suscité, Serge apparut-il dans un encadré «Un cas inca»… ce qui l’amusa.
La bohème, ça veut tout dire
Sylviane, elle, comme sa cousine Eliane, je les connaissais de loin pour être des camarades de mes sœurs aînées. En fait, les deux frères Beux – venus de Catalogne, sauf erreur – étaient des amis proches de nos parents, sans doute dès l’Avant-Guerre. Ces jumeaux tenaient ce qui était alors la seule boutique en un genre spécial d’urgence: «SOS» (service d’ouverture de serrures), à l’entrée du Pont de la Machine. C’est le moment de résumer ces anecdotes éparses: même s’ils étaient intégrés au milieu artistique genevois – elle, par son piano et sa voix, lui par ses écrits (il a même signé un monumental recueil de critique musicale qui forme en fin de compte une histoire du Grand-Théâtre plus vraie que nature) -, ce couple s’inscrivait en faux contre tout ce qu’il y avait de factice chez les «artistes». Des bohémiens sans carrière, même s’ils voyaient plus haut que les grimpions qui montent sur leurs ergots au sommet.
L’anti-neutron est stable
Ils ou elles sont rares, ces anti-protons, plus encore que les électrons libres quel que soit leur signe; mais l’anti-neutron qu’ils peuvent faire ensemble est un double déni à la norme. Serge et Sylviane étaient deux fois artistes, mais dans la faune artistique locale, on pourrait dire qu’ils étaient surtout «anti-artistes». Cela ferait un bon sujet, «C’est quoi, le contraire d’un artiste?» (Picasso a dit un jour que «le bon goût est le contraire de l’art»). C’est sans doute celui qui ne joue pas de son titre et défie son propre temps.
On a pu dire qu’en Albert Einstein, ce fut l’artiste qui vit juste; et pas un artiste cubiste: en toute discipline, mieux vaut se méfier de l’érudition carrée. Cela vaut même pour l’histoire: c’est par le roman que le journaliste distingué Christian Campiche a pu «parler vrai» sur des sujets où il en savait trop. Et Santo Cappon – historien hors «système» qui a jadis remis en cause l’histoire de Luigi Lucheni (assassin de Sissi) – aime narguer de sa plume les «historiens académiques, qui compilent» sans comprendre. D’ailleurs dans son autre livre en quête de presse, ce sont les témoins qui prennent les devants… et traînent une histoire qui sinon s’enlise.
Etre hors case, c’est très classe
Comme nos héros plus haut, on est sorti du sujet pour mieux le voir. En ou hors sujet… cette revue «Debout les braves» (darksite.ch/olive) qui réunit ses copains à la sortie de chaque numéro? Intrigué par une annonce en ligne, je suis allé sur place: ce qui m’a frappé dans ce milieu échevelé ou tatoué, c’est qu’on ne pouvait savoir qui penchait de quel côté… anarchiste ou populiste. Cet article n’est donc ni sur Serge, ni sur Sylviane, ni sur Santo, ni sur Christian, ni sur Olive… mais sur tous ceux ou toutes celles qui sont «dans un monde à part».
Alors revenons à Serge et à un… sixième mousquetaire. Anecdote oubliée de l’un et ignorée de l’autre: «Le directeur de ton Journal? J’étais aux scouts avec lui: bien que de vieux sang bleu, déjà il n’était pas dans le moule!». Est-ce pourquoi, même quand on n’est d’accord sur rien, il y a un on ne sait quoi des «hors moule» qui soude une rédaction hors champ?