Il leur reste trois neurones…

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hors champ

L’art pompier à l’épreuve des impressionnistes

5 Juin 2024 | Culture, histoire, philosophie

Les grandes vérités ne peuvent-elles se dire que de manière frivole? La République, la Confédération, la Ville… ont des airs de perfection que le monde entier nous envie: vérité aussi objective que du granit au mur ou un lingot en main. Mais si subjective soit leur impression, nombre d’usagers des administrations ont le sentiment que – sous une laque dorée – on a affaire à un décor en carton plus qu’à des blocs de béton. Et si les deux points de vue – celui du maçon et celui du logé… ou celui du prince et celui du peintre – étaient également justes?

Qui a connu la Suisse de l’Après-Guerre – quand notre pays était premier de classe en tout – bombait le torse. «Le troisième pays le plus industrialisé au monde»… «le deuxième par la densité du réseau ferré»… et faute d’écologistes à l’époque, même le slogan «Genève, ville la plus motorisée au monde» nous rendait fier (même nous, les rebelles rêvant de faire «du passé table rase»).

Ça marche chez les Rouges
et les Blancs

Sûr, on ne se rendait pas compte que la Suisse eût dû se comparer à la Ruhr ou à Londres plutôt qu’aux grands pays dont la modernité était plombée par des zones rurales. Mais l’orgueil national n’est pas regardant sur les excès de la flatterie: si nous nous moquions parfois de nous-mêmes par le slogan vaudois «Y’en a point comme nous», nous étions heureux que le reste du monde le croie. Quand des amis étrangers – encore sous le coup de la Guerre – s’extasiaient devant les étalages de nos magasins, ou palpaient avec envie nos épais billets de banque, ou comptaient le nombre de banques à la Place Bel-Air, ils nous tenaient pour des génies. Par fausse modestie, nous ajoutions que nous étions premiers aussi dans le partage: siège de la bourgeoise mais fraternelle Croix-Rouge, Genève votait de plus en plus à gauche: le Parti du Travail arrivait souvent premier. Et puis nous avions Jean Ziegler et – par moments – Albert Tévoédjré et Paulo Freire; d’ailleurs, même Lénine voulait imiter la Suisse pour ses… bibliothèques populaires.

Le scandale: une question de temps

Ce pays, cette ville, est-il le ou la même que celui ou celle que je traverse chaque jour au terme d’un quart de XXIe siècle? A force de vivre des couacs de toute sorte, on est tenté d’écrire un article «Tout ce qui cloche cent mètres autour de moi»… qui donnerait même un épais roman pour «un kilomètre autour de moi». Certes, nos «offices» et «services» tournent comme une machine bien huilée, mais à l’usage, on se demande si ce n’est pas avant tout pour les huiles elles-mêmes. «Une république bananière», s’indignait une vieille dame après tel ou tel dernier scandale… qu’on sentait mûrir depuis des lustres au Canton ou à la Ville. «Hors Champ» tient de temps en temps la chronique de ces «bugs»: dans les écoles, même les plus hautes, les cliniques, même les plus propres… sans parler de la police et la justice qui font bien des entorses à leurs propres lois.

Incurie ou corruption?

Les transports et les travaux – plus «publics» les uns que les autres – rivalisent d’absurdités… à quoi s’ajoutent des affaires les plus «nature» (une des plus cocasses fut Kyral vs Faune: jim.media/?s=Kyral). Une fois, deux fois, ça va, bien que le couac puisse être fatal; mais la photo de la page 67 signale un «récidiviste»… même si le coupable n’a pas de visage. A avoir trop de «responsables», on génère une totale irresponsabilité: en matière de mobilité, la Ville, le Canton et les Transports Publics n’ont jamais réussi à accorder leurs violons; c’est ainsi que (en maint lieu) le tram démarre juste quand le feu passe au vert pour les piétons.

Le génial, ce fut les «Trente
Glorieuses»

Au niveau fédéral, la pompe est encore plus faste; mais qui a subi le Seco lors de l’aventure des «emplois temporaires fédéraux» ou l’Assurance invalidité lors d’une réforme du droit des sourds en garde un souvenir amer. Même les corps d’élite – comme la diplomatie – font preuve de plus de bonté que de recul… sans quoi ils verraient que l’ascenseur de leur Communauté internationale est en chute libre. Et on ne va pas revenir sur une autre chute, celle de fleurons industriels parapublics comme nos télécoms ou notre aviation. Sans parler de nos banquiers cravatés, qui régnèrent sur le monde pendant un demi-siècle et publiaient «la plus ancienne revue bancaire au monde».

La culture de l’alibi

Retour au purs services publics, qui se portent mieux que leur public: leurs besoins en «personnel» sont en effet sans limite, et force est d’admettre – en les voyant à l’œuvre – que ces fonctionnaires ne chôment pas. Ils travaillent comme des esclaves tout à leur «checklist» pour éviter le faux pas, mais ce qui en va à la Cité reste sujet à caution. Certes, parfois sort de terre un palais pour des nageurs ou des autobus: rutilant… de son coût exorbitant; en fin de compte, tout coûte chez nous trois fois plus cher que dans les pays voisins… à commencer par l’hôpital, avec en prime le bonnet d’âne quand vient la pandémie.

Les vantards n’ont pas d’oreilles

On ne peut s’empêcher de penser, toutefois, que la première activité d’une administration est… de dire du bien d’elle-même. Du moins, à en juger par les tonnes de communiqués, et les grand-messes comme celle de mi-mai (Genève avec Rhône-Alpes) au Campus Biotech: à «l’intelligence artificielle», le diagnostic médical; à l’instinct naturel, l’étalage de vanité (antidote: le Forum économique rhodanien). Communication à sens unique, car quand l’administré interpelle l’administration, c’est plus souvent silence radio que raison donnée. «Une plaie de notre République, ces pouvoirs publics qui ne répondent jamais aux courriers», admettait en son temps le conseiller d’Etat David Hiler. D’ailleurs, nombre de services – en particulier dans les écoles ou la santé – n’ont toujours pas découvert l’existence du «mail»… mais envoient des textos impérieux même à qui n’a pas d’appareil.

Nul n’est grand homme
pour son valet

Cet article se veut léger et ne doit pas être pris au pied de la lettre: dire qu’on ne sait plus faire de bon boulot dans ce pays ou que les services publics sont juste le havre de clowns est outré. Mais la mise en question a chez nous des limites étroites: quand il s’agit de Carl Vogt, c’est dans le vent: le conformisme progressiste a remplacé le conformisme conservateur. Mais nos administrations se sentent toujours incarner la perfection, et l’administré a toujours du mal à les faire douter. Alors si nos fonctionnaires – du greffier au ministre – ont l’air de grands hommes entre pairs, vus du public, ils semblent plutôt jouer à la poupée russe.

 

Boris Engelson