Grand clerc «alternatif»… si on sort d’une école «différente».

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hors champ

L’instituteur doit-il être institutionnel?

14 Déc 2022 | Culture, histoire, philosophie

 On raconte que jadis, des anars avaient nommé leur revue «Plancton» pour passer la censure sans éveiller de soupçons. On serait tenté de croire que les tenants de la pédagogie «institutionnelle» ont usé du même subterfuge. A Uni-Mail, un samedi entier vient d’être voué à ladite «pédagogie institutionnelle» qui est en fait celle de l’enseignement «alternatif». Tout élève rêve d’une école «autre», et même les maîtres et leurs ministres ne cessent de réformer l’Instruction publique ou l’Education nationale. Sans arriver jamais à se départir d’une mentalité… «institutionnelle».

Avant Célestin Freinet, il y eut Johann Heinrich Pestalozzi, Jean-Jacques Rousseau… sans parler de Socrate. Etaient-ils sur la même ligne? En tout cas, ils souffraient tous de voir l’école telle qu’elle était de leur temps. Le colloque du «Laboratoire Life» de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation s’est gardé de querelles d’experts entre les diverses visions de l’école idéale. Avec du recul, on pourrait trouver chez tous ces grands «pédagogues» – comme on le fait en d’autres domaines avec Carl Vogt, Woodrow Wilson, Henry Dunant – des idées étroites et des pensées naïves. C’est pourquoi – sous le titre de «Soigner le milieu» car c’est le «collectif» qui importe – la journée a commencé par un film d’époque sur une école pionnière d’Ile-de-France: c’est sans doute dans ce pays qu’on théorise le plus les révolutions et que le fossé entre la rhétorique et la réalité est le plus large. Autre recette pour éviter que le colloque soit otage d’un seul dogme: un mélange – au podium – de gens issus de la mouvance historique et de tenants de la tradition psychanalytique. Un salutaire équilibre de la terreur, qui donnait une chance à la neutralité de Sirius. D’autant que – du matin au soir du colloque – est restée ouverte cette question sans réponse: au fil des générations, on est passé de «l’école caserne» à «l’école onguent»… et même les ministres ne jurent plus que par la «participation» et la «créativité»… et pourtant le ressenti est que «rien n’a changé». Et au fil du film sur «la classe coopérative» qui veut «repenser l’école», la mémoire revient de ce qu’on a soi-même subi à l’école pas encore repensée.

Film violent interdit aux moins
de cinq ans

Un film américain montre le héros-sans-peur changer de couleur chaque fois qu’on prononce le mot «bonne»… car son père avait quitté sa mère pour la bonne. Nous aussi à Uni-Mail, nous avons changé de couleur en voyant à l’écran «l’écho» de notre passé… et vous aussi pourriez changer de couleur en lisant le récit qui suit. Voici ce qu’était – au milieu du XXe siècle à Genève, Mecque de la pédagogie – l’école enfantine. «Viens tout de suite sous mon bureau»: à cinq ans, accroupi une heure sous la jupe de la maîtresse, on ne sait pas qu’un homme verrait là une position de rêve. «Cette fois, t’es bon pour l’armoire»: oui, les récidivistes, on les enfermait ensuite dans l’armoire. Oh! cette dureté blessait moins que la honte, en ce temps où – pour écrire – on trempait encore sa plume de fer dans l’encre et où on forçait les gauchers à se faire droitiers: «Quoi?!? Il a encore taché son cahier! Gudule, la bonne élève, prends le cancre avec toi et fais le tour des classes»… et l’enfant modèle hissait à chaque fois bien haut le cahier taché… «Regardez ce qu’il a fait» tandis que le cancre pleurait à chaudes larmes. Certes, le Département de l’instruction publique ne se réclamait pas de Freinet, mais tout de même un peu de Jean-Jacques Rousseau et d’Edouard Claparède; et le lieu du drame fut vite couronné «centre pédagogique» (tdg.ch/1770-quand-le-parc-geisendorf-sappelait-surinam-453242572253). Le Conseiller d’Etat était alors Alfred Borel, du parti radical de la laïcité; pourtant, l’élève qui avait appris sur Jésus d’autres histoires que celle de la «crèche» (de Noël) devait aller au tableau s’excuser devant ses camarades horrifiés. D’accord… pris un(e) à un(e), l’instit’ était moins méchant(e) que l’élève qui se vengera plus tard sur de trop gentils maîtres. Et qui sait si la violence d’un système n’est pas à sa manière «éducative»: «A force d’être humilié, les Bretons ont pris leur revanche et leur réussite scolaire est désormais hors normes», put-on entendre à un autre colloque de la Faculté, la veille dans la même Uni-Mail.

Calife à la place du calife

En tout cas, à cinq ou six ans, c’est ainsi qu’on choisit son camp: «Borel est de droite… à bas la droite et que la gauche la déloge de l’école». Normal donc que – mineur encore – je sois entré dans un parti de gauche, et que j’aie été une grande gueule après 68. Grande mais pas assez bonne, sans doute: car bien vite, je me suis retrouvé face à (ou sous des?) «camarades»… vrais coupé(e)s-collé(e)s de l’instit’ honni(e)de jadis: cachant sous la table ce qui leur porte ombrage et jetant au cachot qui n’est pas de leur avis… plus affidés à la manne publique que les ronds-de-cuir encroûtés… mais avec sans cesse à la bouche «écoute», «social» et «libre». Seul «progrès» sur l’instit’ de jadis: cette fois, tout le monde doit écrire de la main gauche… avec un «guide-âne» comme bible du «savoir»: «cessez de dire des âneries»… «halte aux paroles de haine»… est une formule clef de leur «dialogue» pour faire taire l’apostat. J’exagère? Allez donc dire des choses «pas dans la ligne» à un débat «public» ou «citoyen» dans une grande école ou une petite asso, dans un musée «engagé» ou une maison de quartier, à un festival officiel ou à une cité d’intox seniors, chez les bibliothécaires même sans chignon, voire à une conférence de presse «de haut niveau»… et en général dans la «société civile» des bien-pensants. Comme dans le film américain, donc, je retrouve chez ces donneurs de leçon le cauchemar de jadis … et comme dans le cas de Coca-Cola, j’ai soudain la nostalgie de l’original à chignon de Geisendorf… plus vrai que la pâle copie du militant et même – hélas! de plus en plus – du «chercheur» de service. Sauf une fois, ces jours-mêmes…

Clanique mais pas instit’

Même dans les «institutions» du «système», il arrive – c’est rare – qu’un(e) ou l’autre membre du panel ait laissé ses tics d’instit’ au vestiaire: l’autre jour à la Maison de la paix, un groupe de pression d’experts en éducation parlait aussi «crise» de l’école et critique des «systèmes» (voir norrag.org, darkmatterlabs.org et riseprogramme.org). Mais dans un sens tout autre que chez Life des bons jours: chez Norrag, on vole haut dans l’«ontologie» et l’«épistémologie», mais on n’a pas mis les pieds au colloque d’Uni-Mail trois jours plus tôt. Pourtant ce mardi-là, les experts scolaires de la Genève Internationale ont su se défaire de leur réflexe… d’expert, sinon de leur vision scolaire. L’impertinent journaliste qui ironisait face au podium a été reçu avec indulgence, voire avec soulagement… tant est dur pour les experts eux-mêmes le rôle qu’on leur fait jouer.

 

Boris Engelson