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L’intelligence artificielle et la quête du Graal

23 Nov 2022 | Culture, histoire, philosophie

On ne parle que de ça depuis trois ans: l’intelligence artificielle… on ne parle que de ça depuis trente ans: l’Internet. Dans cette page, on n’aime pas répéter ce qui a déjà été dit mille fois… surtout si c’est mille fois faux. Alors voyons s’il y a du juste dans ce qu’on dit – dans les grandes écoles, dans les organisations internationales, dans les Chambres de commerce – sur les deux sujets… aussi mythiques que le Graal.

C’est un «Atlas» de la Genève numérique qu’a sorti l’équipe de «Diplo» (diplomacy.edu… qui sait marier le normatif «Global Digital Compact» onusien concocté de New York à Genève avec le doute philosophique face au «Hype» discuté de Genève à Malte): on y recense tout ce qui – dans la Genève Internationale – touche de près ou de loin au numérique. La Silicon Valley peut aller se rhabiller: Meyrin est le lieu de naissance du Web, et la Place des Nations, le sommet de la société de l’information (intgovforum.org, aiforgood.itu.int). Bien sûr, nulle haute ou grande école n’est en reste, et pas que les écoles techniques ou les départements d’informatique, très axés sur le «big data». Sciences médicales ou politiques… humanités numériques et traduction… économie et finance… n’ont pas moins à dire… et le droit ou la théologie tente même d’avoir le dernier mot (normal: l’Europe – entre
autres – planche sur une législation ad hoc). Mais en trente ans, a-t-on avancé sur la définition de l’intelligence artificielle, ou même de l’Internet?

Le plus parlant est silencieux

On peut sans mal définit l’Internet de manière étroite et technique: «Les réseaux qui communiquent par la protocole «http»». Mais ledit protocole est-il essentiel pour avoir un réseau mondial d’information… au vu des essais avortés qui l’ont précédé? «Le premier Web fut en fait un réseau bancaire espagnol», a clamé un vétéran du sujet au plus grand forum de la branche; et le Minitel de France Télécom a failli être «net» avant l’autre. Mais peu importe cette querelle de paternité… celle de définition est plus parlante. Le Web est-il une bibliothèque… une librairie… un dépôt… un panneau… un forum… une foire… ou juste une régie de pub, comme on s’en plaint parfois? Et un (prétendu) «moteur de recherche» est-il un catalogue, une table des matières, un index des noms… ou encore un outil «booléen» pour structurer les données? Si le monde du livre – avec ses éditeurs, ses auteurs, ses chapitres, ses critiques – résiste mieux que celui de la presse à la vague du Net, est-ce parce que moteurs de recherche et réseaux sociaux ne sont pas à la hauteur de leur tâche sémantique de «taxonomie»? Et pourquoi au forum de Diplo, les agences les plus «culturelles» (comme l’Unesco) étaient-elles les moins présentes? Questions qui fâchent ou du moins qui gênent, car elles mènent à deux autres, cruciales.

Que disent les «noms de
domaine»?

La plupart des forums sur la «gouvernance»… la «législation»… l’«éthique»… de l’Internet et de l’intelligence artificielle traitent de questions bidons. Certes, la pédophilie, la sécurité, le secret, l’addiction… et l’égalité sous toutes ses formes sont des sujets sérieux, mais «classiques», au sens que l’informatique ne les pose pas d’une manière radicalement nouvelle en regard du cinéma, du téléphone… voire du couvent ou du théâtre. De même, quand le téléphone est devenu banal il y a un siècle, les «écoutes» n’étaient qu’un moyen policier de plus. On peut dire que le «bottin» était bien plus au cœur de cette révolution qui mettait peu à peu tous les Terriens en contact. Et ledit bottin posait des questions nouvelles de classement: si – pour les familles – l’ordre alphabétique a prévalu, ce n’était pas le seul possible (comme le montrent les «réseaux sociaux»), et la question est restée ouverte pour les pages jaunes. On peut même se demander si les éditions Kompass – qui classaient les entreprises par type d’activité – n’auraient pas pu faire le Web avant l’heure. Personne n’arrive jamais à répondre à cette question d’enfant: «Pourquoi Kompass, Reuter, l’Unesco… n’ont-ils pas fait Google avant Google?».

Les logarithmes sont-ils
intelligents?

Et c’est là qu’on en vient à l’«intelligence artificielle» telle qu’on l’entend depuis que les anciennes acceptions – systèmes experts, logique déductive – ne font plus illusion: la gestion des «big data»… qui peut faire des miracles en médecine, par exemple, quand Google arrive à contourner la «protection des données» (voir aussi revue-horizons.ch). Le «big data» peut noyer le poisson (comme le «produit intérieur») ou exprimer l’esprit d’une scène (comme un tableau «impressionniste»). Le nœud de la question, c’est qu’avant que l’«artificielle» veuille devenir maîtresse de maison, l’«intelligence» désignait déjà un couple en malentendu permanent… au point que la culture est le produit de cette guerre séculaire. D’un côté, l’intelligence «académique» du «premier de classe» qui «parle comme un livre»: elle est cruciale… comme les règles de grammaire, les quatre opérations ou le Code civil. Cette intelligence-ci est aussi facile à mettre en boîte – de papier ou de silice – que toute «checklist». Et il y a l’intelligence que – faute de mieux – on peut nommer «artistique»… même si peu d’artistes en sont porteurs. Cette intelligence-là distingue l’explorateur – même flibustier – du touriste muni d’un Guide Bleu.

La Tour de Pise penche-t-elle
à gauche?

Quand l’intelligence artificielle fait de l’ironie, c’est sans le savoir et même à ses dépens. Le site degaucheoudedroite.delemazure.fr
donne des réponses d’un absurde amusant: l’informatique est «de droite» mais le web est «de gauche»… et pareil pour la Tour Eiffel et celle de Pise. Le test de l’intelligence, c’est l’ambiguïté… et pour être intelligent, le traducteur doit être «traître». Comment se dit «Où est la gare?» en hongrois n’est pas difficile pour une machine: même un gosse sait le faire avec un dictionnaire. Traduire un mode d’emploi technique n’est guère plus ardu: les termes sont même de simples grimages de l’anglais. Pour la littérature, ce fut moins simple, mais avec tous les romans du monde en ligne, la machine peut trouver le contexte. Mais traduire de la poésie ou de la pub? Exemple pris ce matin-même sur le dos d’une imprudente (ou impudente?) passante devant moi: «I run (…) out of patience, fucks and money»… dit le dos de son manteau. Mais même «Tu ne tueras point» – sans parler des «Objectifs du développement durable» – n’est sans doute pas si simple à dire chez les Papous… de La Haye.

Artificiel et artistique: faux frères en quatre lettres

Un des colloques les plus ambitieux sur l’intelligence artificielle s’est tenu ces jours à la Faculté de droit. Il a commencé par d’inévitables malentendus sur «le droit» et «les droits »… «la justice» et «la Justice»… alors que le soir-même à la même Uni-Mail, des étudiants tenaient un concours de plaidoirie… sur Prométhée, accusé de vouloir rendre les «hommes»… «surhumains»… par le «transhumanisme»: qu’est une plaidoirie, sinon un moyen de révéler le double sens de chaque acte et chaque mot? Or une machine telle qu’on l’entend de nos jours ne peut pas marcher, si elle a des «états d’âme» du second degré. D’ailleurs, rien n’est plus normatif et créatif à la fois que la langue… qui s’use et doit sans cesse être relue. C’est sans doute la tâche la plus ardue pour l’«intelligence» gravée dans le marbre ou coulée dans le silicium…

 

Boris Engelson