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sur le bout de la langue

Gloire aux mots croisés!

10 Mai 2023 | Culture, histoire, philosophie

En France, ce jeu pas comme les autres a gagné ses lettres de noblesse grâce aux traits d’esprit de ses concepteurs. La preuve?

«Du vieux avec du neuf»? Nonagénaire.
«Ajoute des tiers à des moitiés»? Adultère.
«S’essuie avant de se laver»? Affront.
«Jour de fermeture des boucheries»? Armistice.
«Tripe ou étripe»? Abat.
«Vide les lavabos et remplit les baignoires»? Entracte.
«Tube de rouge»? Internationale.
«Dans le désert, mais pas sur le sable»? Emir.
«Œuvre d’art et décès»? Requiem.

Vous l’aurez constaté avec ces quelques exemples: que l’on s’adonne ou non aux mots croisés, difficile de ne pas constater que certaines définitions tutoient les sommets. Ceux qui les inventent forment une sorte de secte réjouissante, une guilde composée d’amoureux du français et de dingos des mots d’esprits. On les appelle les verbicrucistes – à ne surtout pas confondre avec les cruciverbistes, qui tentent de remplir les grilles qu’ils ont conçues. Ils ne sont qu’une poignée et, pourtant, ils réjouissent depuis un bon siècle des millions de joueurs. Il est vrai que, pour la plupart, les bougres ont un sacré talent et ont su donner à ce jeu ses lettres de noblesse. Ce n’est pas un hasard si des écrivains reconnus s’y sont adonnés, de Tristan Bernard («Suit le cours des rivières»? Diamantaire) à Georges Perec («Il lui manque effectivement une jambe»? Anputé).

Tour de taille

Par sens du devoir ou par pur masochisme, les verbicrucistes s’astreignent d’eux-mêmes à respecter certaines règles. Non qu’un quelconque ordre professionnel les surveille, mais parce qu’il existe dans cette étrange corporation une forme de conscience déontologique partagée, un sens de l’honneur qui conduit ces hommes et ces femmes à ne pas céder à la facilité. Pas question, par exemple, de multiplier à l’envi le nombre de cases noires. Pas question non plus de recourir à des noms propres inconnus (et pourtant, il doit exister en Mongolie extérieure et en Nouvelle-Guinée une foule de rivières qui leur permettraient de terminer leur besogne plus rapidement).
Pour percer les mystères de l’élaboration d’une grille, j’ai donc interrogé l’un de ces artisans d’art, Julien Soulié. Il m’a expliqué que l’on pouvait regrouper les définitions par catégories, notamment celles-ci:

L’ambivalence. «Tour de taille»? Gratte-ciel. «Armoire à glace»? Congélateur. «C’est bien lui»? Brille. «Intoxiqué par le tabac»? Autosatisfait.

Le calembour: «Lettres et le néon»? Enseigne. «Pics et pics et cols et drames»? Alpinisme. «Cette bonne pâte laisse entendre que Wolfgang est arrivé»? Mozarella.

Les paronymes (mots de sens différents, mais proches par la forme): «Conversation ou conservation»? Entretien.

Les traits d’union: «Vice roi»? Immoralité. «Couvre feu»? Linceul.

L’homonymie: «Le supplice du pieu»? Insomnie. «Avance en liquide»? Nage.

La francophonie: «Chef-d’œuvre de Victor Hugo, pour les Belges et les Suisses»? Nonante-trois.

La troncation: «Petit croissant»? Ado.

Selon Julien Soulié, ce goût pour les traits d’esprit serait particulièrement marqué en France. Car dans ce domaine aussi, chaque pays a ses traditions. Les Etats-Uniens interdisent les mots de deux lettres et privilégient les grilles carrées (alors que les nôtres sont parfois rectangulaires). Chez les Britanniques et les Australiens, les cases noires peuvent représenter jusqu’à la moitié du total. Les Italiens aiment les très grands formats. En Espagne, les «doubles lettres» comme «ll» ont longtemps occupé une seule case, avant que la règle ne change en 1994…

Mosaïque mystérieuse

Hommage, donc, à l’inventeur de ce jeu, un journaliste d’origine anglaise nommé Arthur Whynne, qui publia le 12 décembre 1913 les tout premiers mots croisés de l’Histoire dans le supplément du «New York World», aux Etats-Unis. Sous l’appellation «Mosaïque Mystérieuse», ils furent copiés en France le 9 novembre 1924 par l’hebdomadaire «Dimanche-Illustré», bientôt imité par «Le Gaulois» et «L’Excelsior».
Le succès ne s’est pas démenti depuis, au point que ce passe-temps a priori innocent faillit… coûter la vie au responsable de la rubrique dédiée du «Daily Telegraph», pendant la Seconde Guerre mondiale. A quelques jours du Débarquement, un officier découvrit en effet avec effroi que les grilles qu’il publiait faisaient référence aux noms de code choisis pour l’opération: Utah, Omaha, Overlord, etc. Ni une ni deux: Leonard Dawes fut longuement – et brutalement – interrogé par les militaires, qui finirent par relâcher cet enseignant anglais, convaincus qu’il s’agissait d’un pur hasard. A tort? L’épisode, paraît-il, divise encore aujourd’hui les historiens…

 

MICHEL FELTIN-PALAS

 

Cette chronique de Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef de «L’Express» à Paris, est reproduite avec l’autorisation de l’auteur et du magazine. ©Michel Feltin-Palas/ lexpress.fr/avril 2023