En Chine, la dialectique rouge pouvait «casser des briques»; en Inde, une religion verte soudait les extrêmes (2500 kilomètres entre les deux ailes du Pakistan).

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hors champ

Zéro mort, ça ne compte pas

8 Nov 2023 | Culture, histoire, philosophie

Dans la «Genève Internationale», le plus instructif est rarement ce qu’on entend en grande assemblée «plénière»; les petits «événements parallèles» – vu leur nombre – réservent bien plus de surprises. Hélas! Les «fake» dont la société civile est championne y brillent davantage que l’étincelle de «news» au-dessus de tout soupçon.

Deux séances de ce type se sont tenues au début du mois dernier – dans le cadre du bisannuel Conseil des droits de l’homme – sur le même sujet: le Bangladesh, dont l’une sur le bain de sang versé au Bengale il y a un demi-siècle (ces doublons sont des échos des plénières que les «organisations non gouvernementales» déclinent à leur manière). Ainsi le cinq octobre, une association (ghrd.org) a réuni des militants et des professeurs (et même une haut gradée de la Mission du Bangladesh) pour dénoncer le «génocide» de 1971. Obtenir ce label officiel (un.org/fr/genocideprevention/genocide.shtml) était au cœur des discours: «Trois millions de morts», fut-il martelé au podium. La comptabilité macabre est scandaleuse s’il s’agit juste de jongler avec les zéros pour épater le public; mais comme en économie, les chiffres peuvent révéler les non-dits, encore plus que les secrets.

A couleur égale, le Blanc n’y voit rien

Ceux qui ont vécu – de près ou de loin – cet épisode indien en gardent en effet le souvenir d’une des grandes tueries d’après-guerre, ou plutôt d’après les indépendances. Qu’une fois libres, les pays du Sud aient connu des horreurs pires que sous le joug du Nord est une ironie tragique (même s’il est de bon ton d’en rendre coupable le Nord en sous-main). Les sociétés d’Asie du Sud sont violentes, malgré les efforts d’un Gandhi: qui fera jamais le compte des victimes de par leur caste ou leur culte? On ne va pas ici parler en détail de la guerre «civile» entre les deux ailes du Pakistan d’alors dont est sorti le Bangladesh. Mais quand on cherche des chiffres, on trouve un ou deux zéros d’écart: les trois millions canoniques des autorités de Dacca ne semblent pas plus crédibles que les trente mille d’Islamabad. Comment des «droit-de-l’hommistes» peuvent-ils parler et penser… à trois millions près?

Pinochet ne pèse pas lourd

On trouve (en ou hors ligne) mille listes de massacres – au fil des siècles – du plus au moins meurtrier: ceux commis par la grande méchante noblesse ne sont pas en tête de liste. C’est quand le «peuple» est dans le coup qu’on atteint les grands chiffres, au point qu’un chercheur a forgé le mot de «démocide»: massacres dus à des gouvernements parfois bel et bien élus. Mais un coup d’œil sur trois mille ans d’histoire montre que la Chine antique, les invasions par les Mongols, la conquête de l’Amérique… battent les atrocités modernes même en chiffres absolus.
Le sang versé par les Césars est plus visible que celui des Fils du Ciel: Rome tuait hors frontières, la Chine dedans… de par la forme des terres et des mers. Mais l’un dans l’autre, à ce jeu relatif, les guerres de Napoléon, celles de la France en Afrique, celle civile d’Espagne et celles du Vietnam ou d’Irak – et encore à plus forte raison celles du Proche-Orient – sont nommées «de basse intensité» sinon «détails de l’histoire»; les trois Guerres puniques, les Guerres de religion (en Occident et aux Croisades), la partition de l’Inde… restent des horreurs «moyennes». Seule la guerre civile en Russie et plus encore la Seconde Guerre mondiale ont su renouer avec les exploits antiques (au Congo, les récentes menées des pays de «progrès» ont fait – selon plus d’une source – autant de morts que celles de la Belgique jadis). Trop petit pour être sur les listes, mais dans l’actualité d’un film récent: la chasse à l’homme dont les Coréens ont été la cible après le séisme de 1923 à Tokyo: pourtant, ce drame limité et oublié peut changer la couleur d’autres survenus au même siècle dans la région. Bien sûr, ces «listes» ne sont pas à prendre pour argent comptant; elles se contredisent, et il semble que Wikipedia soit l’outil d’une surenchère entre bourreaux et victimes. Surtout, comparaison n’est pas raison: certains carnages ont duré une heure, d’autres, un siècle; et on doit faire la part des choses entre le sang des armes et les morts de faim ou de grippe.

Le courage ne sert qu’auprès des siens

Mais le chiffre ne dit pas tout, et même des drames oubliés posent des questions «durables». Car le total des souffrances est une chose, leurs causes et leurs suites, une autre, et les choix futurs, une dernière. A quelle fin fouille-t-on le passé, hormis pour le sophisme «qui ignore son passé (va) le répéter»? Les drames de l’Histoire, on peut les voir avec sérénité comme Sirius, au-delà du bien et du mal à la Nietzsche, prêt à la vengeance comme le Che ou Baader, ou encore comme le «Et moi» de Jacques Dutronc.
Alors pour montrer qu’on est dans le coup, on panache: on n’est pas pour le «Jihad» mais à fond contre «l’Islamophobie», on hurle «Mort aux flics» sans oser dire «Vive les Brigades Rouges» (deux thèmes d’actualité en Orient, en France, en Italie, au Chili et au Silure). De tous les usages de l’Histoire, le pire est sans doute ce mélange de deux poids deux mesures en l’absence de toute mesure.
Les élites ont le culte de la violence d’«avant-garde» même quand elles paradent à la «Semaine de la démocratie»: ça leur donne des airs de David face à Goliath («fake» comprise: en.wikipedia.org/wiki/Elhanan,_son_of_Jaare-oregim); on attend encore le même courage face à son propre camp.

Le moteur perpétuel est «décolonial»

On est toujours le bourreau des uns et la victime des autres: pas bon d’être Dalit en Inde ou Bihari au Bengale. Et quand à un énième séminaire de catéchisme des «Objectifs du développement durable» (sdglab.ch), on entend pour la millième fois dénoncer les crimes des Belges au Congo sans un mot sur ceux de Kigali au Kivu, on pense à la question posée l’autre jour au Cern, face à l’inflation des tunnels sans fin: «Y a-t-il une limite à la taille des cyclotrons?». De même, «Y a-t-il une date limite pour s’en prendre aux colons du passé?». Avant de coloniser le monde, l’Europe a elle-même été esclave… des Romains, des Mongols, des Arabes, des Teutons, des Ottomans: le mot même vient de «Slave».

 

Boris Engelson