Alain Juppé se livre avec franchise dans ses Mémoires.

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éVéNEMENT - Alain Juppé invité de Convergences

Une certaine idée de la France

15 Nov 2023 | Culture, histoire, philosophie

Une stature de chef d’Etat, une sérénité dynamique (pour ne pas parler de force tranquille…), accessible et plein d’humour ou mieux d’esprit, tel est apparu l’ancien premier ministre français Alain Juppé aux quelque deux cents participants au dîner-débat organisé récemment à Genève par l’association franco-suisse Convergences, présidée par la pétillante Colette Cellerin.

Aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, cet énarque et inspecteur des Finances qui fut plusieurs fois ministre sous Mitterrand, Chirac (qui le nomma à Matignon) et plus tard Sarkozy, qu’on connut adjoint au maire de Paris puis maire de Bordeaux durant 24 ans, mais aussi député européen, se livre avec franchise dans ses Mémoires intitulées «Une histoire française» (Editions Tallandier). Notre confrère Richard Werly, ancien correspondant du «Temps» à Paris, a fait preuve de son talent coutumier pour faire partager à un auditoire composé de Français et de Suisses, dont de nombreux élus, un moment de complicité avec un Alain Juppé décontracté, direct et pour tout dire rajeuni, à l’exact opposé des caricatures d’humoristes télévisuels.

Eloge de la politique

D’emblée, l’ancien premier ministre explique que la politique est une activité «passionnante et riche en rencontres, qui n’est absolument pas coupée des réalités quotidiennes comme on se plaît à le faire croire. Les femmes et les hommes politiques ne sont pas ‘tous pourris’ comme le répètent certains populistes; l’immense majorité sont des gens qui ont un idéal». Richard Werly lui demandant avec malice à quel poste il a été le plus heureux, Alain Juppé répond aussitôt: «A Bordeaux. Un mandat local implique une proximité des gens. En 24 ans, mon équipe et moi avons changé Bordeaux, nous avons constaté les effets de nos décisions, c’est très gratifiant». L’invité de Convergences avoue cependant qu’un ministre peut être «dans une bulle» et qu’un président de la République est par la force des choses «dans une superbulle».
Une superbulle qui lui a échappé en 2016, lorsque François Fillon l’a battu à la «primaire» organisée par les Républicains, avant d’être touché par l’«affaire» qui l’a déstabilisé. Refusant de remplacer le candidat Fillon qui le lui proposait, Alain Juppé n’a pas voulu incarner «un plan B». Il n’en garde aucune amertume et note avec amusement qu’à son entrée au Conseil constitutionnel, on l’a considéré comme «enfin sage», lui qui évoquait pourtant volontiers dès 1993, dans sa «Tentation de Venise» (Editions Grasset), qu’il aurait pu choisir de devenir «bedeau de Santa Maria Assunta sur l’île de Torcello». La cité des Doges a toujours été pour cet homme politique d’exception un lieu de méditation, de ressourcement et d’humble conscience de la condition d’un être humain – fût-il gratifié d’une carrière exceptionnele – au milieu de la multitude.

Démocrate et européen

Au fil du dialogue avec Richard Werly et des réponses de l’ancien premier ministre, on reconnut quelques-uns des sujets abordés plus en détail dans «Une histoire française». Celui qu’il nomme «mon Chirac» était «un bulldozer, parfois un peu excessif», mais «d’une grande bonhomie et sincèrement attentif aux autres». Alain Juppé souligne l’importance de l’«Appel de Cochin» et du combat pro-européen de Chirac, ainsi que son courage face aux va-t-en-guerre américains acharnés contre l’Irak. L’orateur insiste sur le fait que «l’on n’impose pas la démocratie à des gens qui n’en veulent pas. Je l’ai cru, au moment des printemps arabes, et cela s’est avéré un fiasco généralisé». La démocratie «est parfois malade», mais elle reste le meilleur système politique – le pire à l’exception de tous les autres comme le disait Churchill.
Rendant hommage à la démocratie directe helvétique, Alain Juppé constate que de nos jours, les Français veulent bien élire des représentants, mais aussi continuer à donner leur avis. Le «bidule prévu pour ne pas fonctionner» qu’est le «référendum d’initiative partagée» concocté par le gouvernement actuel présentait tant de contraintes et de défauts qu’il a été sèchement retoqué par le Conseil constitutionnel. Pour lutter contre les extrêmes et l’abstention, estime l’ancien premier ministre, il faudrait que le peuple français vote aussi souvent que le peuple suisse. Convaincu de l’avenir de l’idéal européen, fragilisé mais aussi essentiel que la démocratie, Alain Juppé a rompu une ou deux lances en faveur de la langue française. «Comment peut-on promouvoir la ville de Nice avec le slogan ‘Nice, the safe city’ ou appeler un magasin de vélos français ‘The Bike factory’?», s’insurge-t-il. Il cite un contre-exemple, un réparateur de cycles de sa connaissance œuvrant à l’enseigne d’«En selle, Marcel!».
Enfin, cet homme d’Etat qui considère, comme De Gaulle, la France presque comme une personne, se félicite de vivre dans un pays de liberté, «même si les dictatures sont à la mode» et refuse le déclinisme ambiant. Il préfère nettement les «effluves de bonheur» que lui ont donnés et lui donneront sa brillante trajectoire et son existence bien remplie: droit comme un «i», avec une mémoire et une vivacité intactes, Alain Juppé n’est pas près de penser à la retraite, ou alors pour la repousser. A moins qu’un poste se libère à Torcello?

 

Thierry Oppikofer