Comment échapper à la fragilité?

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Hors champ

Tout est dans tout… et son inverse

22 Jan 2025 | Culture, histoire, philosophie

Une joute à gros enjeu s’est tenue en début d’année au Campus Biotech, sous l’égide de la Genève académique et internationale. Il fallait choisir son camp: en matière de hi-tech, notre cité peut-elle rester la capitale des règles et des normes de la tech des autres; ou doit-elle se mettre à la tech dure elle-même (www.agenda.unige.ch/events/view/41513)? Quatre experts au podium devaient chacun plaider pour une des deux thèses. Outre les quatre plaideurs, un robot et son maître parlèrent depuis Sirius, et des étoiles académique et onusienne cadrèrent le débat. Le jeu fut amusant, mais le plus robot des huit ne fut pas celui qu’on pense: les plaideurs furent en majorité sans surprise.

La science est la religion des temps modernes, alors qui oserait lui faire la nique? Et la modernité est insatiable d’innovation: «innovation is the ultimate freedom of creativity», tel fut un des slogans (réversible donc imparable) du débat. Avant la plaidoirie des quatre experts, on sonda le public, qui penchait très fort «pour» la tech. Une heure plus tard avant de boucler, il avait en partie changé de camp: la Genève diplo semblait plus porteuse qu’une Genève techno. L’étonnant, c’est que ledit public était fait de gens «qui savent» sans pour autant voir «juste» d’emblée. Examinons donc l’évidence des arguments…

Qui a besoin de qui?

Les deux plaideurs pro techno ont sorti la batterie classique de la valeur de la science dans une société de la connaissance. «Un pays ne peut prospérer sur la technique des autres», «le nôtre pourrait tomber dans la dépendance», plus un argument moins évident mais plus inquiétant: «L’éco-système diplomatique genevois est certes connu mais fragile». Tout cela est très convaincant… pour les amnésiques: la Suisse fut au siècle passé un centre mondial de la recherche et de l’industrie, avec le Poly, Einstein, la Société d’instruments de physique, etc. et elle l’est toujours en chimie et santé. Pour s’en tenir à l’électron, Brown Boveri et Ascom ou encore Thorens et Revox étaient des marques cultes (comme le sont encore les champions de la «précision»: ephj.ch; voir aussi manufacturethinking.ch). Ironie ultime, Sécheron et Serono trônaient encore en ce début de siècle sur le site même où se tint le débat l’autre jour. Pour faire bon poids, on pourrait ajouter les salons Telecom et Infoworld – qui se sont dégonflés – et le «Web enfant du Cern» dont le monde est encore ébloui. Ou encore rappeler qu’au temps où on ne les avait pas encore écervelées et démoralisées, les banques et Bourses suisses avaient mis des fortunes dans le virtuel. Alors, pourquoi donc pendant ce temps, le «e» a-t-il dû se terrer dans des caves de Californie pour faire sa révolution? Révolution qui dure, tandis que le MiraLab censé faire de Genève La Mecque de l’image virtuelle est tombé dans l’oubli. En tout cas, les deux autres experts – ceux «anti tout tech» – dirent en gros que si la Suisse a besoin de la tech, la tech n’a guère besoin de la Suisse. «La science est délocalisée, elle est désormais accessible de partout, on peut acheter les spécialistes… ou faire des partenariats industriels».

Qu’est Genève sans son «Esprit»?

Toutefois et sur un point au moins, les sceptiques de la diplomatie voient juste: la Genève Internationale est fragile, malgré les belles mises en scène de Giga, un bras de l’Union internationale des télécommunications et co-organisateur de la soirée au Campus Biotech (curieusement sans diplomacy.edu qui livrait ses pronostics le même jour; voir aussi jim.media/articles-jim/carriere-et-formation/le-numerique-nous-tient-il-par-la-main-ou-par-la-barbe/). Et si l’atout le plus solide de notre pays était celui qu’il saborde depuis un demi-siècle: son «esprit»? Le fameux «Sonderfall» helvétique avait de la substance avant de devenir un mot creux pour couvrir le secret bancaire. La Suisse fut le seul pays d’Europe à réussir «le printemps des peuples» au milieu du XIXe siècle. Sa neutralité n’était pas de la lâcheté mais du courage, avec un Karl Spitteler au début du XXe siècle; ou encore avec son art à part qui frôla le Nobel avec Ramuz. Si de nos jours les plus grandes villes francophones hors de France sont Montréal et Kinshasa, jadis ce furent Bruxelles et Genève. Et la maison d’édition savante Payot était de Lausanne autant que de Paris, tandis que le «Journal de Genève» pouvait se dire comme la «Neue Zürcher Zeitung» «journal d’audience internationale». Terre de refuge… des idées, pas que des riches comme celui du Monument Brunswick, ainsi était la Suisse aux yeux du monde. Mais de nos jours, notre Cité communie «globalement» dans cette langue «de cuisine» qu’est l’anglais. Cela semble inévitable pour être «ensemble» du Nord au Sud et d’Ouest en Est, et cette cuisine a parfois une saveur locale.

L’objectif, une vieille lune

Par contre, la terrible «langue de bois» – parlée du Palais des Nations au Campus Biotech – que même un robot à quatre sous peut traduire sans penser, on pourrait lui tenir tête. Même si la Faculté de traduction et d’interprétation – en symbiose avec les organisations internationales – n’est plus aussi unique que jadis: il y a parmi les fonctionnaires internationaux de grands polyglottes dont l’âme poétique étouffe au Palais. Captifs de l’argutie «hic et nunc» les jours ouvrables aux Nations, ils prennent leur envol aux heures libres dans une revue dont le nom en dit plus long que ses neuf lettres: «Ex Tempore» (voir extempore.ch). Locution à double sens: l’un qui défie l’esprit du temps et du lieu, ou plutôt son manque d’esprit; et l’autre – «impromptu» – qui défie les réglements et les procédures. A chacun son vaccin.

 

Boris Engelson

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