Qui dit avoir «mis le doigt sur le noeud de l’affaire» est souvent en quête d’un alibi.

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hors champ

Ton compte est bon

19 Oct 2022 | Culture, histoire, philosophie

A chaque rentrée d’automne, les acteurs de notre société – en politique, en économie, en culture – fourbissent leurs statistiques pour prouver qu’ils manquent de moyens, que l’autre camp abuse, que les chiffrent le prouvent. Et comme les chiffres ne prouvent pas toujours ce qu’on veut prouver, on invoque souvent les «externalités». Qui sont à même, en effet, de prouver n’importe quoi… on va le voir.

Sur son lit de mort, Staline – à en croire Khrouchtchev – dit à son équipe: «Sans moi, vous serez des chatons aveugles».De même, c’est ainsi que les militants «engagés» voient les peuples, qui se laissent mener par le bout du nez par l’ennemi: le grand capital… et ses «bilans sans âme». Mais comme toujours, l’intox passe moins par les mensonges qui dérangent – car ils ne trompent guère leur monde – que par les silences qui arrangent. C’est en attendant le tram – en et hors grève – que j’ai vu que le moindre panneau nous faisait tomber dedans.

A chacun son autisme

Les «externalités», on les invoque de plus en plus, surtout pour prouver qu’on a raison même que les chiffres bruts donnent tort à la «bonne» cause. A commencer par les transports: parfois de manière assez neutre, comme ces jours à propos du coût des bouchons à l’entrée des tunnels; souvent pour accabler l’automobile et l’aviation. C’est donc le moment de partager avec vous – cher lecteur – ma soudaine «prise de conscience» à l’arrêt du tram. Nos Transports Publics sont certes très méritants et rendent à la collectivité d’éminents services, mais ils ont de petits travers qui servent ici d’étude de cas. Peu de gens savent, par exemple, que si on a jadis mis un bus en place du tram 1, c’est pour éviter à la régie en question de payer l’entretien des vingt centimètres de route de part et d’autre des rails. On va voir deux ou trois autres… déraillements; comme celui qui donne le feu vert au tram au moment où il est donné aussi au piéton (par exemple aux Nations): «C’est pas notre faute… c’est une collision entre les tâches de la Ville et du Canton» (cité de mémoire). L’«externalité» qu’on va étudier ici soulève la question la plus vitale de l’économie, mais la plus insoluble: «Combien d’argent vaut le temps?» et donc «Que vaut une vie humaine?».

On tombe tous dans le panneau

Un piéton qui attend son bus mise sur ce que dit l’horaire en temps réel; or à Genève, les arrêts sans de tels panneaux sont les plus nombreux. Dans bien des pays plus pauvres, par contre, on en trouve à chaque arrêt: preuve que les diodes ne coûtent sans doute pas bien cher. Pis: à Genève, on ne donne le temps d’attente que pour les lignes pile devant le panneau: celles qui passent à dix mètres n’ont qu’à se faire voir ailleurs (c’est le cas à Neuve et à Nations, par exemple). On dira que désormais, le piéton est censé avoir un «iPhone» qui a réponse à tout… mais c’est récent et tout le monde n’en a pas. Bref, le piéton qui attend doit se livrer à un petit jeu de stratégie: «J’attends… je cours de l’autre côté… ou j’y vais à pied?». En somme – et sans même parler des aléas du trafic – cinq minutes de perdues chaque jour; et en une vie? Cinq minutes par jour, c’est en gros un (ou un demi) centième de temps de veille, donc près d’un an (ou au moins un quart d’an) sur une vie. Et pour l’ensemble de la population genevoise… on doit multiplier par le nombre d’usagers… disons, un quart de million: ça donne en gros cent mille ans perdus par siècle, ou mille par année civile… soit dix ou vingt vies. Peut-on alors – à chaque année bissextile – accuser nos Transports Publics d’avoir privé d’existence pas loin d’une centaine d’usagers?

Taux d’intérêt et inflation
rhétorique

On doit le répéter: nos Transports Publics sont très valeureux… et forcent souvent le respect des étrangers qui peuvent comparer l’ensemble des prestations: dans ce texte, ils ne sont que les victimes d’un exercice logique, comme dans un jeu de rôles; et les chiffres sont de purs ordres de grandeur. En conclure que tous les chiffres sont faux ou vides serait une erreur: on ne peut bâtir des ponts, viser une cible ou compter les votes sans chiffres. Mais dès qu’on veut «prouver» le bien et le mal… et défendre des «intérêts», tout est bidon, même les intérêts de l’épargne ou ceux des salariés.

 

Boris Engelson