Si le Saint Suaire se retrouve à Genève en 1453, c’est en raison des violents troubles politiques qui ravagent alors l’Europe.

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Il aurait pu rester à Genève

Saint Suaire de Turin (un peu) suisse

21 Sep 2022 | Culture, histoire, philosophie

C’est une tranche d’histoire méconnue de l’histoire: comme l’explique l’historien Jean-Christophe Petitfils, le Saint Suaire de Turin, ce linceul qui aurait entouré le Christ après sa crucifixion, le 3 avril de l’an 33, avait fait une longue escale à Genève à partir de 1453 et il aurait même pu y rester définitivement, son propriétaire de l’époque, le duc Louis 1er de Savoie, ayant même pensé construire une église pour l’abriter.

Ce n’était pas encore la cité de Calvin, puisque le réformateur n’allait débarquer à Genève que près d’un siècle plus tard, mais c’était déjà une petite ville qui comptait dans sa région. Historien et spécialiste de l’histoire du Christ, auquel il a consacré une biographie, «Jésus» (Editions Fayard), et le «Dictionnaire amoureux de Jésus» (Editions Plon), l’historien Jean-Christophe Petitfils explique dans son dernier livre, «Le Saint Suaire de Turin» (Editions Tallandier) que le linceul ayant accueilli le corps crucifié de Jésus est passé par Genève au cours du long et mystérieux périple qui l’a amené au cours des siècles de Jérusalem jusqu’à Turin, où il se trouve désormais depuis 1578. Car l’histoire du linceul, c’est aussi l’histoire d’une Europe déchirée entre d’innombrables rois, princes, clans, familles régnantes, cités puissantes ou décadentes… Et accueillir la relique sacrée chez soi, dans sa ville, dans sa cathédrale, deviendra au fil du temps un objectif non seulement spirituel, mais aussi politique, une source de prestige incomparable.

Un voyage à travers les siècles

Pour Jean-Christophe Petitfils, qui s’est livré à une longue et rigoureuse enquête, à la fois historique et scientifique, le doute n’est plus possible: le Saint Suaire de Turin est authentique. Conservé dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, ce drap en lin de 4,425 m de long sur 1,137 m de large présente bien «la double empreinte ventrale et dorsale d’un crucifié mort, flagellé et torturé, avec tous les signes de la Passion (traces de coups de lance et de la couronne d’épines)». Par quel mystère ce suaire a-t-il conservé l’empreinte d’un visage? Par quel mystère aussi ce linceul a-t-il traversé intact, malgré le bruit et la fureur de l’histoire, ces deux millénaires qui l’ont conduit de Jérusalem jusqu’à la cathédrale de Turin?
Jean-Christian Petitfils retrace minutieusement ce long trajet qui passe notamment par Constantinople, Paris (1241), Amiens (1347) et Lirey, dans le département de l’Aube (1354), avant de faire escale à Genève en 1453, puis à Chambéry en 1465 et d’aboutir enfin à Turin, le 1er juin 1578. Un périple sous le regard toujours prudent et même méfiant des responsables de l’Eglise catholique, qui n’en finissaient pas de débattre de son authenticité. Le Saint Suaire, toutefois, était un objet de culte populaire, régulièrement exposé aux croyants et aux pèlerins.
Si le Saint Suaire se retrouve à Genève en 1453, c’est en raison des violents troubles politiques qui ravagent alors l’Europe. «La France se trouvait dans une situation désastreuse, explique Jean-Christian Petifils. Le roi d’Angleterre Henri V, après son écrasante victoire sur l’inconséquente chevalerie française, avait envahi la Normandie; la lutte entre les Armagnacs et les Bourguignons s’intensifiait (…). Le 29 mai 1418, Paris tombait aux mains des Bourguignons, qui n’allaient pas tarder à s’allier aux Anglais». «Les rues sont rouges de sang», écrivait à l’époque un bourgeois.

Les chanoines confient le Saint Suaire à Marguerite

Le Saint Suaire se trouvait alors dans le château de Lirey, où les chanoines qui en avaient la garde – et la propriété – craignaient qu’il ne tombe aux mains des bandes armées qui pullulaient dans la région. Ils confièrent donc la précieuse relique à la petite-fille de leur fondateur et seigneur de Lirey, Marguerite de Charny et à son époux Humbert de Villers-Sexel, également seigneur de Clairvaux, pour qu’ils les conservent à l’abri dans leur château de Monfort, mieux protégé. On est en 1418, le contexte politique va se calmer peu à peu, mais Marguerite, devenue veuve en juin 1437, refusera obstinément de rendre le Saint Suaire aux chanoines, en affirmant que c’est son grand-père qui l’avait acheté autrefois. La pétulante dame exposera le linceul à chacun de ses voyages, notamment à Liège, Annecy, Paris, Bourg-en-Bresse, Nice et Besançon.
Marguerite, en fait, a des soucis d’argent et veut vendre la relique. Elle entreprend alors en 1449 ce qu’un évêque, Mgr Victor Saxer, appelle avec indignation «des tournées publicitaires» à la recherche «d’éventuels amateurs». Et elle arrive finalement à Genève, où elle va enfin trouver un acheteur! Elle sera d’ailleurs excommuniée pour cela, n’étant pas considérée par l’Eglise comme la propriétaire, mais seulement la dépositaire du Saint Suaire.
«Le 26 février 1453, relate Jean-Christian Petitfils, Marguerite était à Plainpalais, près du couvent des frères prêcheurs de Genève, sur le territoire de la maison de Savoie, où elle procéda à une première ostension sur une estrade de bois. Une deuxième eut lieu une ou deux semaines plus tard, non loin du couvent des franciscains de Rive, puis une troisième le 25 mars, dans la chapelle du premier syndic de la ville».
Ce qui demeura longtemps secret, c’est que Marguerite avait réussi à vendre le Saint Suaire, au duc Louis 1er de Savoie et surtout à sa femme Anne de Lusignan (elle-même fille du roi titulaire de Jérusalem, Janus de Chypre). Le paiement est dit-on le château de Varambon, fraîchement reconstruit près de Pont d’Ain, pas très loin de Genève. Quant au duc Louis, c’est un Genevois, en fait! Il est né dans la ville le 24 février 1413, a son hôtel particulier près de Rive. Il va déposer la sainte relique en l’église des Frères mineurs – des franciscains – qui se trouve juste à côté de sa résidence. Réputé très pieux, il rêve aussi de faire de Genève le centre de la Savoie dont il est l’héritier.

Un projet d’église à Genève

«L’ambition de la famille, explique Jean-Christian Petitfils, était alors d’installer dans cette ville de dix mille habitants «le grand pôle dynastique urbain qui lui manquait». En 1461, des travaux d’extension de l’église furent entrepris. Une délibération du conseil de ville du 7 juin précisait que la duchesse Anne souhaitait faire construire un «saint sépulcre et un clocher». Un acte de 1464 qualifiait cette chapelle, primitivement placée sous le patronage de la Vierge et de la Nativité, de «chapelle du sépulcre du Seigneur».
Mais le duc Louis n’aura pas le temps de réaliser son projet, il meurt le 6 janvier 1465, une douzaine d’années après avoir acquis le Saint Suaire. Et Genève ne deviendra pas la capitale de la Savoie, mais une ville indépendante au destin singulier! Jean-Christian Petitfils: «La tentative d’implantation savoisienne à Genève échoua après le décès du pieux duc Louis, qui fut enterré en habit de franciscain au couvent de Rive. La relique fut donc transférée à Chambéry, modeste bourgade de 3600 habitants, qui abritait déjà les services administratifs du duché».
Puis, après d’innombrables nouvelles péripéties, elle prit le chemin de Turin en 1578, «portée à dos d’homme par le col du Grand Saint-Bernard et la vallée d’Aoste»…

 

Robert Habel