Les «Cent nouvelles nouvelles» comportaient de nombreuses anecdotes érotiques et grivoises (XVe siècle).

/

Un panorama contrasté

Rire dans l’Europe du Moyen Age

26 Avr 2023 | Culture, histoire, philosophie

Le rapport au rire a beaucoup varié suivant les époques, les cultures et les civilisations. Qu’en était-il au Moyen Age dans l’Europe chrétienne?

Le fait, l’équilibre était assez complexe. Commençons par la sphère religieuse où, jusqu’au XIIe siècle environ, le rire était plutôt déconsidéré. Comme l’écrivait l’historien Jacques Le Goff, durant cette période, le rire était «étouffé», car l’exemple monastique semblait prévaloir. En effet, comme c’est le cas aujourd’hui chez les intégristes musulmans, la plupart des règles monastiques occidentales d’alors condamnaient et bannissaient le rire, considéré comme une manifestation diabolique. C’était notamment le cas dans la «Regula Magistri» (VIe siècle), qui influença la Règle de saint Benoît (Bénédictins). Pour saint Jean Chrysostome, l’un des pères de l’église orthodoxe, le monde n’était pas un théâtre fait pour rire. Il ajoutait que Jésus n’avait jamais ri durant sa vie terrestre.
Pourtant, dès le XIIe siècle, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny de 1122 à 1156, admettait que les moines puissent se divertir. Plus tard, dans sa règle, saint François d’Assise n’interdisait pas la gaieté chez les Franciscains. Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin acceptait volontiers le rire honnête dans son commentaire de «L’Ethique à Nicomaque» d’Aristote. Seule condition, le rire devait être modéré et digne (eutrapelos). Ajoutons que les sources historiques montrent que des clercs et même de hauts dignitaires de l’Eglise riaient volontiers, parfois sans grande retenue… Les motifs scatologiques ou grotesques se retrouvent dans de nombreuses œuvres d’art médiéval, y compris religieuses. Enfin, certains prédicateurs comme les théologiens Michel Menot ou Olivier Maillard n’hésitaient pas à attirer les foules grâce à des sermons truffés de calembours douteux. Maillard n’hésitait pas, dit-on, «à cracher, à pousser des cris d’animaux» ni à «entonner des chansons gaillardes».

Soupape festive

Dans le monde laïc, le rire était plus «libéré». C’était notamment le cas lors des grandes fêtes religieuses comme le Mardi gras, pendant le carnaval ou durant les grandes foires annuelles. On trouvait alors dans les rues des jongleurs, des baladins racontant des récits salaces, voire obscènes. C’était la période du rire gras, issu d’un humour souvent lourdaud. Il faut dire que les femmes et les hommes du Moyen Age appréciaient le parler cru. On riait d’ailleurs pour des raisons parfois bien différentes des nôtres. Par exemple, il arrivait que l’on se moque des infirmités physiques d’une personne, car elles étaient considérées comme la conséquence de péchés commis par ceux qui en étaient atteints.

Les jongleurs étaient des personnages incontournables lors des réjouissances et des fêtes.

Fabliaux coquins et jongleurs

Les jongleurs étaient des personnages incontournables lors des réjouissances et des fêtes. En Angleterre en 1306, plus d’une centaine de jongleurs furent engagés lors des fêtes de l’adoubement du futur Edouard II. Souvent, les «fous» du roi ou des princes étaient aussi des jongleurs. Rappelons que ces fous ou bouffons divertissaient les cours et les grands seigneurs; l’insolence leur était permise. Mais attention, se moquer trop ouvertement ou mal à propos de la religion ou de puissants personnages pouvait avoir de funestes conséquences… bannissement, prison ou pire. Dans un autre registre, les chansons de geste, les fabliaux ou les mären des régions germaniques témoignaient également de la gaieté du monde médiéval, avec de nombreux exemples de bonne humeur, de bouffonnerie, mais aussi de grossièreté, voire de propos salaces. On peut citer le «Divertissement pour un empereur de Gervais de Tilbury, le «Pèlerinage de Charlemagne» (anonyme), «Berengier au long cul» attribué à Guerin, ou encore le «Pet du vilain» de Rutebœuf.

Quant aux «Cent nouvelles nouvelles»1 rédigées dans l’entourage du duc de Bourgogne Philippe le Bon vers 1450-60, elles comportaient de nombreuses anecdotes érotiques et grivoises. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le rire au Moyen Age et ce bref aperçu montre que les choses étaient plus complexes qu’il n’y paraît. De quoi ou de qui rire ou ne pas rire? Vaste sujet toujours d’actualité! Pour paraphraser Beaumarchais, pressons-nous donc de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer.

Frédéric Schmidt

 

1 A cette époque, un autre livre écrit près d’un siècle plus tôt avait encore du succès: le «Décaméron» de Boccace, alors plus connu sous le nom de «Livre des cent nouvelles». Le titre était donc un jeu de mots qui permettait de bénéficier du prestige acquis par le «Décaméron», tout en soulignant qu’il s’agissait d’histoires différentes.