hors champ
Quand le lit devient musée
Après deux numéros dont le sérieux a épuisé l’auteur de ces lignes et sans doute aussi les lecteurs de Hors Champ, on va cette fois faire une pause avec un sujet «frivole»: les championnes (et champions) du nombre d’enfants. Dans un cas qu’on va voir – parfois tragique, mais souvent comique – le lit parental est devenu un lieu de pèlerinage médiatique.
Le sujet n’est certes pas inédit: en début d’année, une paroisse de la Rive droite a fait venir une dame déjà connue dans le monde pour ses dix-huit enfants; cette championne en a tiré un livre traduit en moult langues et est très courue en ligne (rosawhatsyoursecret.com). C’est la personnalité de Rosa Pitch – une Espagnole de Barcelone – qui la rend remarquable et pousse le soussigné – dénué de piété – à décrire au lecteur cette histoire hors normes. D’ailleurs, plus que le nombre, ce sont les motivations qui rendent une telle prolifération digne ou non d’intérêt: les «treize à la douzaine» de la famille Gilbreth Carey – livre dont on a tiré des films – l’avaient déjà montré.
Exploits couchés plus que cachés
Pour un homme, c’est facile: un harem de cent femmes peut sans peine lui donner mille enfants; et certains donneurs de sperme contemporains ont fait encore plus, sinon mieux. Pour une femme, c’est une charge plus lourde: le record selon le Guinness est de l’ordre de trois douzaines de naissances… et nombre de mères (et de bébés) mouraient en couches. Avant la contraception contemporaine, un rejeton par an était une routine assez «naturelle», même chez les reines, chargées d’étoffer les dynasties. De nos jours, une Rosa Pitch est une curiosité, et les caméras de télévision ont fini par se presser dans la chambre à coucher où furent conçus les dix-huit gosses. Et à la paroisse de la Sainte-Trinité, la conférence a touché le public surtout par l’exubérance de l’héroïne. Cette mère d’une tribu – ainsi que le père – étaient des gens lettrés, qui n’ont pas subi leur nombreuse progéniture comme une fatalité. Rien à voir avec ce «prolétariat» de la Rome antique dont le nom disait qu’il «proliférait». Dans certains pays ou dans certains milieux, proliférer est d’ailleurs une question de survie.
A chacun de verser son écot
Au village, marmaille rime avec assurance sociale; certaines minorités précaires se défendent par la taille de la famille. Qui peut être aussi un «signe extérieur de richesse» ou du moins une base de glorieux pouvoir: «Voici mon ami Amadou aux vingt enfants», déclara tout fier un Ivoirien à sa compagne suisse, qui répondit indignée: «A-t-il les moyens d’en prendre soin?». Dans les Iles du Pacifique, procréer n’était pas un souci même pour les mères: on passait les bébés aux vieilles. Les Guerres de religion suscitèrent un cas extrême: à Münster, les autorités incitèrent les femmes à enfanter à tour de jambes avec tous les citoyens pour fournir à la cité des bras face à l’ennemi. Parfois, stimuler la démographie devient même une politique de puissance nationale: la France – que sa natalité déclinante pendant un siècle avait livrée à l’Allemagne – mit en place les «allocations familiales» entre les deux Guerres mondiales. On a même parlé de famille où on faisait un enfant chaque fois qu’on devait acheter un frigo ou une auto. En Inde – face à l’islam intérieur ou extérieur – on dit désormais aux Hindoues de redoubler d’enfants. De toute façon dans les villages d’Inde, les aînées portant leur cadet sur la hanche est une coutume bien connue. La logique de la polygamie des Mormons est plus énigmatique: ce sont des voix du Ciel qui l’a prescrite à un des prophètes de cette communauté. Tandis celle des Harmonites du XIXe siècle a disparu sous l’effet de la chasteté.
Ne pas se laisser aller
Dans le cas de Rosa Pitch, enchaîner les grossesses était moins un exercice de mortification qu’un défi au destin. Sa famille souffrait de maladies cardiaques héréditaires; deux de ses enfants en sont d’ailleurs morts, un en bas âge, l’autre à peine adulte (et un troisième est – sauf erreur – mort d’un cancer comme son père). A écouter sa conférence, on sent bien que Rosa Pitch n’a rien d’une bigote; mais c’est sans doute son option catholique qui lui a donné la force de mener une telle vie. Dans l’Espagne des siècles passés, les chrétiens et les modernes eurent sans doute du mal à se parler: Napoléon l’a appris à ses dépens. Mais dans l’Espagne post-franquiste, une Rosa Pitch a côtoyé chaque jour – au travail ou dans sa rue – des gens de tout bord. Au Prieuré, elle n’a pas eu le temps d’en parler, mais on aimerait bien entendre un dialogue entre cette femme de devoir et ses collègues libérées.
Le sexe en zigzag
Ce texte n’est pas «à message», plutôt un divertissement; mais on ne peut s’empêcher de remarquer une chose derrière les caprices de l’amour qui n’a pas attendu Carmen pour être un «oiseau rebelle». La morale familiale et sexuelle s’inverse volontiers d’un siècle à l’autre ou du sud au nord. Xénophon jadis s’étonnait de voir des mercenaires étrangers se livrer en public à des ébats sexuels sur les femmes captives. Les premiers chrétiens disaient non au sexe au point de dépeupler l’Empire, mais plus tard ils firent une grande valeur de la Maternité. La Justice britannique s’est cassé les dents en tentant de rétablir la morale victorienne dans ses colonies du pacifique, ou de jeunes Anglaises avaient cédé aux charmes de l’amour libre: «Mais… c’était consenti!» dirent au tribunal les pacifistes pour leur défense. L’homosexualité était respectable à Athènes, condamné du temps d’Oscar Wilde, vénérée chez les Arc-en-ciel.
Et en moins d’un siècle, on est passé de la virginité au mariage (puis fidélité toute la vie) à la licence exemplaire de Nanterre à Woodstock; puis à une double morale de la religion hédoniste couplée avec la chasse aux gestes et mots salaces. A l’inverse, on a entendu des ethnologues dire que la polygamie rurale africaine était rationnelle et que les jeunes hommes n’avaient qu’à attendre leur tour. Et ces jours à Uni-Mail, l’Institut Confucius a fait le point sur les virages et avatars du mariage en Chine. Le comble, c’est l’inceste qui était un devoir conjugal pour les Pharaons. Qu’en dira ou pensera-t-on dans cent ou mille ans?