Tout Tartuffe est-il artiste?

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hors champ

Quand le bobard devient un art

2 Nov 2022 | Culture, histoire, philosophie

Le rêve de tout journaliste – qu’il traite de politique ou d’économie – est d`entrer dans les belles lettres. Un banquier de la Belle Epoque – qui avait lancé son propre journal – l’avait bien compris: il mit à la rubrique boursière un… poète! Cette semaine, en traînant aux quatre coins de Genève – du Palais des Nations à l’Université – «Hors Champ» a enfin trouvé – comme Ouin-Ouin – la clef… de cette langue de bois qu’on entend de la bouche des diplomates, des professeurs et des militants. Non, ce n’est pas de l’intox… mais – comme chez Donald Trump – de la poésie surréaliste… ou alors, comme au fameux Oulipo, de la «littérature à contraintes».

«Nous devons mettre en place des solutions inclusives… œuvrer au développement des capacités…lutter pour l’égalité et contre le racisme… mettre fin à la logique des silos et avoir une vision holistique… ne laisser personne au bord du chemin… aider la société civile à relever le défi climatique… renouer avec le multilatéralisme pour atteindre les Objectifs du développement durable…». Ces formules, rien que cette semaine, on les a entendues dix fois, dans un sens ou dans un autre… au Palais des Nations ou à la Maison des associations ou encore à la Plate-forme Internet et même à l’Organisation (…) du commerce… de la bouche de diplomates, d’experts, de militants, voire de journalistes… qui parlent peu à peu la même «novlangue». Là, on est bien dans de la «littérature à contraintes»,comme le prouve l’intitulé des réunions qui ne laisse guère de marge: «Expert meeting on enhancing the enabling economic environment at all levels in support of inclusive and sustainable development, and the promotion of economic integration and cooperation» affiche (entre autres) l’agenda cette semaine. La plupart des «déclarations» et autres «conventions» – dont les virgules sinon les points animent les discussions à la «Serpentine» du Palais des Nations – sont du même acabit, comme ceux sur le droit à la santé, à la mobilité ou à la culture… énonçant des évidences de principe, mais sombrant dans la confusion au premier cas concret: un Africain avait un jour exigé des Nations Unies un billet d’avion au nom de la mobilité.

La vérité est-elle «contraignante»?

Pauvres diplomates, qui font penser à la blague de Fernand Raynaud sur le tailleur: comment arrivent-ils à marcher dans un costume qui les entrave à chaque pas? A l’inverse, les rebelles de la «société civile» sont libres de toute contrainte… pas même celle de la vérité qui reste bouche bée devant leur art lyrique. Les «organisations non gouvernementales» font chanter les «entreprises multinationales» au rythme de tirades contre les Faust, Nabucco ou Shylock modernes. C’est à eux que, ces jours au Palais des Nations – dans le théâtre des «entreprises et droits de l’homme» – on veut imposer un «traité contraignant». Cette rhétorique de l’«humain» contre l’«impunité» du «capital» ne manque pas de panache, mais son lien avec les faits ne vaut pas «Quat’sous»… on l’a vu lors d’une récente votation fédérale qui a coupé les «Verts» en deux. Le refrain des classiques – de Carbide à Nestlé -, a des couplets censurés qu’on entend dès qu’on tend l’oreille dans une autre direction: le lecteur qui veut en savoir plus peut – à propos de Chevron – chercher sous «Steven Donziger» ou – à propos de Mekorot – lire l’histoire de cette fille des syndicats qui pactise avec l’ennemi, ou encore – à propos de Vale «dont les gains ont triplé depuis le drame» – voir la liste des actionnaires publics et privés et le montant des pénalités. C’est ce qu’a fait le soussigné avec son écran sous le nez pendant les récitatifs au Palais: à ces séances, le déni de réalité par les «amis du peuple» était visible en temps réel. Bref, l’intox, là, n’est pas du mensonge… c’est un grand art… devenu un genre en soi… et qui nourrit mieux son homme que l’opéra-bouffe… ce qui suscite des vocations.

Le joueur de flûte a-t-il tenu promesse?

Cet été, on a eu un autre grand artiste de ce type au Club de la presse pour récrire le final de Thomas Sankara sous le label d’un «Gingembre Littéraire» (ContinentPremier.com). Tous ces artistes enrichissent la langue: «corporate capture»… ces deux mots (dont on nous rebat les oreilles) sont censés à eux seuls expliquer pourquoi – cinq siècles après la Renaissance italienne, deux siècles et demi après la Déclaration (…) du citoyen, un siècle après les Révolutions à l’Est, et plus d’un demi-siècle après la seconde Déclaration puis la Décolonisation – l’Avenir Radieux semble plus loin que jamais (ou alors, c’est la faute au «populisme», terme lui aussi plus décoratif qu’explicatif). Jadis, on mettait la faute sur les «Deux cent familles»… mais elles changent tout le temps (au grand dépit de Pierre Bourdieu)… alors «corporate capture» fera l’affaire. Celle des amis du peuple plus que celle du peuple, qui refermerait le livret s’il n’y avait du «suspense». Et c’est là qu’on voit que l’art révolutionnaire a tout de même au moins une contrainte: juste avant le baisser de rideau, il faut dire au public que ses chaînes seront brisées un grand soir d’une prochaine comédie. «Artistes… sinon affaire… à suivre»: l’abonnement est rentable.

Le rap trop popu pour la gauche?

Voilà donc pour le grand théâtre et les chœurs classiques… «engagés» pour le social et le climat… contre le racisme et le machisme… avec leurs promesses de paradis. Mais on trouve le contraire en enfer: au lieu de bobards devenus grand art, on a des questions qui fâchent et doivent se draper de fiction… ou d’excès. Un auteur romand venu du Tchad – Nétonon Noël Ndjékéry – a commis un roman «dégagé» pour dire ses histoire vraies de tabous sur la traite: «A l’école, on me disait «c’est la faute à l’Europe»… à la maison mémé disait «c’est la faute aux Arabes» et aux colloques savants, les Africains disaient «ce n’est pas à dire en public»». Quant au fantasque Kayne West – avec son tricot «White Lives Matter» qui dénonce les scandales du groupe «Black Lives Matter» -, ce fils de Black Panthers que la Licra ne veut pas entendre est aussi pathétique qu’Othello. Pour la rime… avant de conclure, un tour dans la verdure: quand les experts climatistes déclament – au Campus Biotech ou au Palais des Nations – contre le «geo engineering» (réponses techniques qui brisent le monopole militant sur le salut de la Terre), on croirait entendre les imprécations d’une Camille contre le Horace qui a tué son amant.

Le cubisme vaut-il mieux que l’art pompier… quand le monde brûle?

Du Palais Eynard au Palais des Nations… de nos Hautes écoles à l’Hôtel de Ville… on le clame à tous vents: «La culture est un ciment social». On vient de voir cette «culture» de la solidarité… par le déni des faits mais pour la bonne cause. Cause durable car l’art est éternel: nous vivons un temps où mieux vaut tourner le dos aux réalités.

 

Boris Engelson